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Histoires de Bretagne

Un blog d'Erwan Chartier-Le Floch

Le Pays basque nord

Publié le 24 Mai 2014 par ECLF in Minorités en Europe

Le Pays basque nord

Encore un papier publié en 2011, une enquête de longue haleine (merci Nikolash, Peio et Marko) qu'il me semblait intéressant de mettre en ligne...

Installés depuis des temps immémoriaux sur le piémont septentrional des Pyrénées, les Basques du nord possèdent une culture originale et ont préservé une langue qu’ils partagent avec leurs frères du sud. Comme dans d’autres régions à forte identité, la vie politique est marquée par plusieurs revendications politiques et institutionnelles. Ce petit territoire, regroupant trois des sept provinces historiques du Pays basque, partage avec la Bretagne de nombreuses problématiques en matière de langue, de culture ou d’identité.

Les Basques sont-ils le plus vieux peuple d’Europe ? La question n’a rien d’anodine et ne touche pas qu’un cercle restreint d’érudits. Elle sous-tend au contraire le nationalisme et le régionalisme basque qui constituent les deux formes de l’une des revendications identitaires les plus fortes dans l’Union européenne, tant en Espagne qu’en France. L’origine des Basques reste, il est vrai, fort mystérieuse et sujette à maintes hypothèses basées essentiellement sur une réelle singularité linguistique. Le basque est en effet une langue agglutinante, marquée par l’assemblage d’éléments basiques ou morphèmes, principalement autour du verbe. Elle se distingue en cela des langues synthétiques parlées tout autour, notamment les langues d’origine indo-européenne comme le latin, l’espagnol, le français ou le breton. En Europe, on ne retrouve d’autres langues agglutinantes qu’à des milliers de kilomètres à l’est, en Hongrie, en Finlande, dans l’Oural et le Caucase.

Avant les Indo-Européens

Ce particularisme linguistique est souvent présenté comme l’une des preuves d’un peuplement basque très ancien, antérieur à l’arrivée des Indo-européens durant la Protohistoire. Certains spécialistes ont avancé l’idée que les Basques seraient les héritiers des hommes du Paléolithique qui se seraient réfugiés dans les Pyrénées lors de la dernière glaciation. Pour d’autres, la langue basque remonterait au Néolithique. Une autre hypothèse présente le basque comme la survivance de la langue des Ibères, parlée durant l’Antiquité dans toute la péninsule ibérique et dans une partie de l’actuelle Aquitaine. Des linguistes ont rattaché les Basques aux habitants du Caucase, d’autres aux Sibériens, aux Berbères et même à certains peuples amérindiens… Sans qu’aucune théorie n’emporte l’adhésion totale de la communauté scientifique. Importante autrefois dans l’argumentaire identitaire, particulièrement chez Sabino Arana Goiri, le père du nationalisme basque, la question de l’origine des Basques est moins mise en avant de nos jours. “Franchement, qu’on descende des Cro-Magnon, des Iroquois ou de la montagne d’à côté, on s’en fiche un peu, estime Jan, un jeune historien rencontré au festival de musique ehz. L’important, c’est le projet et ce que nous voulons faire du Pays basque aujourd’hui. Comment nous pouvons intégrer les nouveaux arrivants à une société basque riche de plusieurs siècles d’histoire culturelle.”

Nul ne doute en tout cas de la grande ancienneté de la langue basque, même si d’autres questions demeurent quant à son histoire, particulièrement son foyer d’origine. Malgré les invasions – les Celtes et les Romains dans l’Antiquité, les Germains et les Arabes durant le haut Moyen Âge -, l’euskara s’est maintenu à l’ouest de la chaîne pyrénéenne. “Le problème, explique Xarles Bidegain, linguiste et membre du laboratoire universitaire Iker, à Bayonne, c’est que l’on dispose de très peu de documents anciens en basque. Il est donc difficile d’étudier la genèse de la langue et son évolution ancienne. Contrairement au breton et à l'occitan, nous n’avons pas de littérature médiévale. Le premier livre ne date que de 1545, la Bible n’est traduite qu’en 1571. Cependant, grâce à quelques inscriptions antiques, on sait que le basque était autrefois parlé au nord des Pyrénées, jusqu’à la Garonne et la Gironde.” En effet, les auteurs antiques attestent de cette particularité des peuples qu’ils qualifient de Vascons ou d’Aquitains. Au nord des Pyrénées, ceux-ci ne se considèrent d’ailleurs pas comme gaulois. Sous l’empire romain, leurs magistrats ne se rendent pas au sanctuaire de Lyon, où se réunissaient régulièrement les élites des peuples de Gaule. Une stèle antique découverte à Hasparren indique que des magistrats locaux avaient d’ailleurs demandé à être séparés des Gaulois. Au iiie siècle de notre ère, neuf peuples de culture basque du nord des Pyrénées sont réunis dans une nouvelle province, la Novempopulanie regroupant l’actuel Pays basque nord et la Gascogne. Son centre administratif était situé à Eauze. Elle aurait évolué en royaume de Vasconie durant le haut Moyen Âge.

Les riches heures du royaume de Navarre

Durant le Moyen Âge, les Basques se montrent volontiers indépendants. Plus ou moins intégrés au royaume d’Aquitaine, ils refusent la tutelle des carolingiens qui essayent de contrôler le royaume de Pampelune, alors l’une des rares principautés chrétiennes dans une péninsule ibérique contrôlée par les musulmans. Le 15 août 778, au col de Roncevaux, les Basques attaquent l’arrière-garde de l’armée franque, commandée par un ancien préfet de la Marche de Bretagne : Roland. Les Francs, qui venaient de brûler Pampelune, sont massacrés. Par la suite, les chansons de Geste transformeront l’épisode, glorifiant le preux Roland et présentant ses agresseurs comme des Sarrasins.

Un royaume de Navarre se crée au xe siècle. Il atteint son apogée sous le règne de Sanche III le Grand (1004-1035), volontiers mis en avant par l’historiographie basque. En effet, outre les territoires entre l’Ebre et la Cantabrie, Sanche le Grand prétendait contrôler l’ancienne Vasconie au nord des Pyrénées. Son règne aurait donc correspondu à l’une des rares périodes d’unité politique entre Basques du nord et du sud. Au siècle suivant, bataillant contre les États musulmans d’Espagne, mais également les principautés chrétiennes d’Aragon et de Castille, oscillant dans ses alliances au nord entre le royaume de France et celui d’Angleterre qui contrôlait l’Aquitaine, le royaume de Navarre se maintient tout au long du Moyen Âge. Les historiens nationalistes basques y ont vu l’ancêtre d’un État basque, une vision que conteste l’historiographie espagnole. Au xve siècle, la Navarre est une puissance européenne et joue un rôle important sur le continent. Père de Jean d’Albret, qui devient roi de Navarre en 1584, Alain d’Albret recrute des Gascons et des Basques pour venir aider Anne de Bretagne dans sa guerre d’indépendance contre la France. À la fin d’avril 1488, il s’embarque avec trois mille hommes à Bilbao avant de rejoindre les rives de l’Odet. Le 28 juillet, des Basques combattent d’ailleurs aux côtés de Bretons à Saint-Aubin-du-Cormier. Mais par la suite, Alain d’Albret qui souhaitait épouser Anne de Bretagne, change de bord après le mariage par procuration de la jeune duchesse avec Maximilien d’Autriche. Il livre Nantes aux troupes françaises et obtient, brièvement, le titre de gouverneur de Bretagne par Charles VIII.

En cette fin de Moyen Âge, la Bretagne n’est pas le seul pays à attirer les convoitises de ses puissants voisins. En 1512, Ferdinand d’Espagne envahit la Navarre. Il faudra des années aux souverains castillans pour soumettre ce royaume, dont une partie, celle “d’outre-mont”, au nord, leur échappe. En 1530, Charles Quint sépare d’ailleurs la Navarre en deux. La partie nord devient la basse Navarre et reste la seule contrôlée par les souverains de la dynastie des Albret. En 1589, Henri III de Navarre monte sur le trône de France sous le nom d’Henri IV et consacre la mainmise de la France sur le Pays basque nord. En 1620, Louis XIII prononce l’union de la basse Navarre à la France, même si le système de la double couronne perdure jusqu’en 1789. Jusqu’à la Révolution, le roi de France est aussi roi de Navarre et c’est en ce nom qu’il gouverne à Saint-Jean-Pied-de-Port et Saint-Palais.

Libertés locales et centralisme

C’est au Moyen Âge que se met en place le système des fors (fueros en espagnol) dans toutes les provinces basques. Il s’agit de systèmes législatifs et fiscaux régissant les différentes parties du Pays basque. Elles garantissent les pouvoirs des différentes assemblées locales qui vont perdurer au nord jusqu’à la Révolution française. Les monarchies espagnoles et françaises tenteront de rogner ces statuts particuliers, avec plus ou moins de succès. Aujourd’hui encore, les statuts d’autonomie du Pays basque et de la Navarre, en Espagne, sont basés sur ces fors. “Sous l’ancien régime, souligne Peio Etcheverry-Ainchart, auteur d’un ouvrage sur Louis XIV et le pays basque, il y a une lutte constante entre les fonctionnaires royaux, relais d’un régime absolutiste et très centralisateur et les défenseurs des institutions particulières des trois provinces du Pays basque nord : le silviet de Soule, le parlement de Navarre et le biltzar du Labour. Cette dernière assemblée est très particulière, puisqu’il n’y siège que des chefs de maisons. Il n’y a pas de nobles ou de représentants du clergé, ce qui est assez unique à l’époque.”

En 1789, la Révolution entend faire disparaître les privilèges régionaux et créer de nouvelles subdivisions administratives : les départements. Les représentants basques demandent officiellement le maintien de leurs assemblées ou la création d’un département basque, en arguant d’incompatibilités avec leurs voisins béarnais. Mais Paris n’en tient pas compte, créant un département des Pyrénées-Inférieures, aujourd’hui Atlantiques, dont le chef-lieu est installé à Pau. Le Pays basque nord perd alors toute existence institutionnelle, même si certaines dispositions en droit civil subsistent jusqu’à l’instauration du code civil. Seules quelques institutions consulaires, mises en place au xixe siècle, comme la chambre de commerce de Bayonne, demeurent spécifiques au Pays basque nord. “Depuis deux cents ans, constate Peio Etcheverry-Ainchart, la revendication pour la création d’un département basque est récurrente et revient régulièrement, avec plus ou moins de force. Même si elle a évolué en demande d’une collectivité territoriale spécifique, elle est aujourd’hui très largement partagée par la population.”

Une identité romantique

Si les Basques du nord ne sont plus reconnus institutionnellement depuis la fin du xviiie siècle, comme leurs voisins du sud, ils vont cependant bénéficier d’une nouvelle image, façonnée par des savants et des écrivains qui découvrent ce peuple dont les racines semblent se perdre dans la nuit des temps. C’est en effet à cette époque que les premiers linguistes s’intéressent à la langue, notamment l’un des grands intellectuels du temps, l’Allemand Wilhelm von Humboldt qui se passionne pour le basque entre 1797 et 1799. Ce philosophe libéral, considéré comme l’un des pionniers de la linguistique moderne, défend par exemple l’idée que chaque langue détermine une vision spécifique du monde. Il est surtout l’un des premiers à populariser dans toute l’Europe l’idée d’une forte singularité des Basques. Tout au long du xixe siècle va en effet se forger une nouvelle identité basque, sous-tendue par les récits de voyageurs étrangers. L’ethnologue, Cendrine Lagoueyte a consacré sa thèse aux usages de l’identité basque dans le tourisme. “Au début du xixe siècle, explique-t-elle, l’Espagne devient une étape du “grand tour” des élites européennes. Elle est considérée comme plus sauvage, plus exotique que l’Italie. À cette époque, le Pays basque devient un point de passage pour ces voyageurs. Il est de plus en plus visité.” De nombreux écrivains romantiques y passent également, laissant des descriptions relativement superficielles, mais décrivant les Basques comme un peuple proche de la nature, vivant en harmonie avec leurs montagnes ou l’océan. “Eugène Viollet Le Duc a été l’un des rares à avoir approfondi les choses, note Cendrine Lagoueyte. Il a fait le voyage à pied entre Pau et Bayonne, séjournant chez l’habitant ou dans des petites auberges. Il a vraiment découvert ce pays.”

À l’instar des Celtes et d’autres peuples anciens, les Basques participent à ce réenchantement du monde que proposent les écrivains romantiques ou leurs successeurs. Ainsi Pierre Loti contribue à véhiculer plusieurs clichés basques à travers son roman Ramuncho (1897). Issu d’une société pastorale, le Basque est associé à l’harmonie de la nature, à une certaine idée de force tranquille, à des traditions millénaires. De nombreux érudits entendent d’ailleurs préserver cette société ancestrale présentée comme idyllique et sont à l’origine des premiers travaux d’ethnologie. “En général, note Cendrine Lagoueyte, il s’agit de bourgeois bayonnais étrangers à cette culture qu’ils magnifient. Cela étant, ces images ont fini par être reprises par la plupart des Basques. Quand un discours aussi efficace se développe, il parvient même à convaincre les habitants qui deviennent les touristes de leur propre territoire !” Cette mise en valeur d’une identité régionaliste fonctionne d’autant mieux que le tourisme se développe et va considérablement changer le littoral basque. Sous le Second Empire, l’impératrice Eugénie – d’origine espagnole -, lance la station balnéaire de Biarritz. Dès les années 1860, le chemin de fer permet à de nouvelles catégories de voyageurs de découvrir les charmes d’Hendaye ou de Socoa. En 1905, un office du tourisme est créé à Bayonne. L’identité basque devient alors un moyen d’attirer les touristes. “Tout au long du xxe siècle et jusqu’à nos jours, les clichés et les images touristiques ont assez peu évolué, note Cendrine Lagoueyte. Le Pays basque y est divisé en deux parties : la côte, moderne, avec ses ports et ses plages et l’intérieur, où l’on trouve des villages “typiques” avec les maisons traditionnelles, les frontons de pelote… On y met en avant une culture basque traditionnelle présentée comme immuable, avec les chorales, les bérets, la langue. Aujourd’hui, cela semble assez décalé, car finalement très loin de la culture basque actuelle.” Cette image d’un Pays basque nord rural et préservé perdure d’ailleurs également chez les Basques du sud, dont le territoire constitue au contraire l’une des grandes régions industrielles de la péninsule ibérique.

Une revendication politique

Parallèlement à ces clichés touristiques, une autre image du pays Basque s’est développée. Liée à la situation au sud de la frontière, elle le représente comme un rebelle irréductible. De passage en 1843, Victor Hugo écrit ainsi : “On naît basque, on parle basque, on vit basque et l’on meurt basque. La langue basque est une patrie, j’ai presque dit une religion. Dites un mot basque à un montagnard dans la montagne. Avant ce mot, vous étiez à peine un homme pour lui. Ce mot prononcé, vous voilà son frère. La langue espagnole est ici une étrangère, comme la langue française.” Le nationalisme basque est né dans la seconde moitié du xixe siècle, singulièrement en Biscaye, côté sud, où la révolution industrielle bouleverse les modes de vie. Un parti nationaliste basque (pnv) y est créé en 1895. Au cours des décennies qui suivent, les nationalistes basques gagnent en influence. Dans les années 1930, ils choisissent de soutenir la république qui leur accorde une très large autonomie. Les troupes franquistes leur feront payer cher ce choix, bombardant Guernica, la ville symbole des libertés basques. La répression est très dure, et le très catholique Franco fait ainsi exécuter des prêtres basques aux tendances nationalistes. Le pnv devient clandestin et le restera jusqu’aux années 1970. De nombreux Basques franchissent alors la frontière, contribuant à faire émerger une revendication politique plus radicale au Nord.

La revendication basque est en effet longtemps restée confinée à un régionalisme bon teint en Iparralde. Il faut attendre les années 1950 pour voir apparaître un mouvement plus organisé, avec notamment la création de la revue Enbata, en 1953. Elle est animée par des étudiants basques de Bordeaux qui réclament la création d’un département basque et de nouveaux droits culturels. Enbata devient un parti politique dans les années 1960, où la question de la violence politique devient prédominante, tant au sud qu’au nord du Pays basque. En 1959, un groupe d’étudiants nationalistes a en effet fondé une nouvelle formation politique, Euskadi Te askatasuna (eta : Pays basque et liberté). Rapidement rejoints par des militants révolutionnaires, ils décident d’utiliser la violence contre l’Espagne franquiste. Un premier policier est abattu en juin 1968 ainsi qu’un ”etarra”. Dans la foulée, eta exécute Melitón Manzanas, un commissaire de police et un tortionnaire notoire. La spirale de la violence s’enclenche en Pays basque. Les attentats se multiplient. Le régime réplique par la répression, encourage la torture, fait exécuter des militants basques. En 1973, eta frappe un grand coup en tuant Carrero Blanco, un militaire désigné pour être le successeur de Franco. Cet attentat accélère la fin du régime et contribue à assurer une certaine sympathie à eta dans toute l’Europe. En 1975, Franco meurt, la royauté est rétablie. Le jeune roi Juan-Carlos engage l’Espagne dans la transition démocratique. La branche “politico-militaire” d’eta décide de rendre les armes pour se concentrer sur le combat politique. L’autre branche, eta “militaire”, très implantée dans les milieux des réfugiés au Pays basque nord, entend continuer la lutte armée. Cela malgré un nouveau statut d’autonomie très large, accordé en 1979 à la communauté autonome basque regroupant les provinces de Biscaye, d’Alava et de Guipuscoa. Plus conservatrice, la Navarre ne rejoint pas cette communauté autonome et constitue une région distincte, dotée de compétences importantes. Le pnv remporte les élections régionales dans la communauté autonome. Doté d’un des plus importants degrés d’autonomie en Europe, le gouvernement d’Euskadi s’est de plus en plus impliqué au Pays basque nord, en soutenant financièrement différentes initiatives culturelles ou économiques.

Terrorisme et contre terrorisme

Avec la transition démocratique, la gauche radicale basque, dont eta assure la direction stratégique, décide d’ouvrir un “front politique” avec la création d’un parti, Batasuna et un “front socioculturel” avec une myriade d’associations : syndicat Lab, organisations de soutien aux prisonniers, etc. Au début des années 1980, les attentats sont presque quotidiens en Espagne. eta dispose de près d’une centaine de commandos actifs, dont beaucoup utilisent le Pays basque français comme base arrière. Les socialistes français qui arrivent au pouvoir en 1981 ne sont pas défavorables à eta, en souvenir de son rôle dans la lutte antifranquiste. Le futur ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre considère les militants basques comme des résistants au fascisme. “J’ai rencontré Mitterrand à trois reprises dans ces années-là, confie Georges Aguer, d’Espelette. Il estimait en effet que ses services lui mentaient sur la situation au Pays basque, qu’eta disposait alors d’une très large base sociale. Il voulait comprendre pour essayer de trouver une solution. Je crois qu’il aurait aimé être celui qui aurait résolu ce conflit, un peu comme il a réussi à le faire avec l’extrême-gauche italienne.” Un événement va cependant totalement changer la donne : l’arrivée au pouvoir en Espagne du socialiste Felipe Gonzalez. Ce dernier, qui doit donner des gages à certains secteurs de l’armée et de la police, entend se montrer inflexible sur le problème basque. Il demande à la France d’arrêter de fermer les yeux sur les bases arrières d’eta en Iparralde. Comme les choses tardent à bouger, le gouvernement espagnol décide de se lancer dans une sale guerre au Pays basque français. Il finance les tristement célèbres Groupes armés de libération, les Gal, qui seront responsables de la mort d’une trentaine de personnes en France, essentiellement en Pays basque nord, de 1983 à 1987. Une dizaine d’entre elles sont des citoyens français sans engagements politiques, notamment lors de mitraillages aveugles de bars. Victime de plusieurs tentatives d’enlèvements et d’assassinat, Georges Aguer se souvient : “Cela a été très efficace contre les militants indépendantistes. On s’est retrouvés complètement isolés dans la population. Les gens n’osaient plus venir chez nous ou nous adresser la parole. Mao avait dit que le révolutionnaire doit être dans la population comme un poisson dans l’eau. Le Gal avait décidé de vider la mer…” En 1987, le ministre français de l’intérieur, Charles Pasqua se rend à Madrid pour engager la France dans la lutte contre eta. Le Gal cesse son activité aussitôt. Dès lors, les clandestins basques sont recherchés et régulièrement arrêtés par la police française. En Espagne, les responsables de cette sale guerre, dont plusieurs hauts dirigeants socialistes, ont été jugés et condamnés dans les années 2000. En France, où les Gal ont recruté dans le grand banditisme et dans les milieux nationalistes français, aucun procès d’envergure n’a jamais eu lieu.

Outre quelques peintures murales dans le quartier du Petit-Bayonne, il reste de cette époque de profondes blessures en Pays basque nord. Dans certains bars du Petit Bayonne, certains militants s’assoient ainsi systématiquement le dos contre le mur, surveillant la rue. Mais la violence de l’eta a également provoqué de profonds rejets. Dans les années 1990, l’organisation assassine des élus espagnols, multiplie les enlèvements et les extorsions de fonds. Elle s’engage dans un jusqu'au-boutisme de plus en plus mal accepté, y compris chez certains de ses sympathisants. La violence politique devient l’une lignes de fracture du mouvement abertzale (“patriote”) au Pays basque nord. Ce dernier est divisé en trois blocs principaux. Au centre droit, le pnv a créé une section Iparralde dans les années 2000. Malgré d’importants moyens, financiers notamment, les scores de ce parti restent confidentiels. À l’extrême gauche, Batasuna, interdit en Espagne en raison de ses liens avec eta, s’est aussi implanté au Nord. Même si ses scores électoraux restent faibles, quelques milliers de voix aux dernières européennes, les militants de ce parti sont très présents sur le terrain du militantisme, mettant en avant des revendications plus radicales en matière institutionnelles ou linguistiques que les autres formations abertzale. La troisième composante, Abertzaleen Batasuna (ab) constitue la formation la plus importante en termes électoraux, avec de fréquents résultats à deux chiffres dans les élections locales. ab représente 15 % de l’électorat en moyenne en Pays basque intérieur et se prévaut d’une centaine de conseillers municipaux, une quinzaine de maires et un conseiller général. Elle est en revanche moins implantée sur la côte, particulièrement dans l’agglomération Bayonne-Anglet-Biarritz, où réside 40 % de la population du Pays basque nord. Classé à gauche, ab rejette clairement la lutte armée. “Outre les drames humains qu’elle provoque, nous estimons que cette violence ne fait que renforcer les États espagnols et français”, indique Jean-Noël Etcheverry, l’une des figures du mouvement basque à Bayonne. Si le pnv et Batasuna sont liés à des partis politiques du Pays basque sud, ab est une formation plus spécifiquement du Nord. Elle entretient cependant des liens avec le syndicat nationaliste ela. Fort de cent mille adhérents sur une population de trois millions d’habitants, il s’agit de la principale force syndicale au Pays basque sud. Une partie de cotisation sert à alimenter des “caisses de résistance” utilisées pour payer les salaires des employés grévistes, parfois pendant plusieurs mois, ce qui en fait un interlocuteur de poids sur la scène politique. Bien qu’issu historiquement du pnv, ela a développé une ligne politique propre, ancrée à gauche mais rejetant la violence.

Construire ses institutions

La question de la violence politique continue de diviser au Pays basque. Pourtant, les choses semblent aujourd’hui évoluer. En 2010, eta a annoncé un cessez-le-feu permanent et son intention de désarmer. Il est vrai que l’organisation est aujourd’hui très affaiblie par les polices antiterroristes espagnoles et françaises. Mais c’est la pression de sa branche politique qui a fait évoluer les choses. “Depuis deux ans, la situation a beaucoup évolué, note un observateur. La partie pragmatique de Batasuna s’est révoltée contre la direction d’eta. Ils ont imposé l’idée de cesser la lutte armée pour créer un rapport de force politique. Cela semble d’autant plus durable, qu’aux élections de 2011 au pays basque sud, Bildu qui s’inscrit dans la mouvance de Batasuna tout en se démarquant de la violence politique, a fait de très gros scores, près de 20 %. Cela change aussi les choses au Pays basque nord où les différentes composantes de la gauche abertzale se regardaient en chiens de faïence, à cause du problème de la lutte armée. Depuis, on se sent que des rapprochements et des alliances sont possibles.”

Les points d’achoppement ne manquent pourtant pas entre abertzale, à commencer par des revendications institutionnelles quand bien même elles dépassent largement les cercles militants habituels. La plate-forme Batera a ainsi réussi à mobiliser des milliers de personnes depuis une dizaine d’années sur quatre points : la création d’un département, d’une université de plein exercice et d’une chambre d’agriculture ainsi que l’officialisation de la langue basque. Sur certains points, la situation a sensiblement évolué. Ainsi, si Bayonne ne dispose pas d’une université, la capitale du Pays basque nord constitue désormais un véritable pôle universitaire. Dans les nouveaux locaux installés dans la citadelle du Petit Bayonne, on peut y suivre des études généralistes au sein d’une annexe de l’université de Pau. On y trouve également Iker, le laboratoire d’études basques. “Une centaine d’étudiants suivent la filière d’études basques, qui va de la licence au doctorat, explique Xarles Bidegain. L’essentiel s’oriente vers l’enseignement. Certains s’orientent aussi vers les collectivités locales qui recherchent des techniciens linguistiques.”

Nombre des élus de ces collectivités se sont par ailleurs prononcés pour la création d’un département basque. Une vieille revendication : François Mitterrand l’avait ainsi inscrite dans ses cent dix propositions, sans la mettre en application. Depuis une décennie, la mobilisation devient de plus en plus populaire, avec des manifestations dépassant les dix mille participants pour ce territoire de deux cent quatre-vingt mille habitants. Près de trente-six mille signatures ont également été collectées au Pays basque nord afin d’exiger un référendum sur le département. Les pouvoirs publics ont refusé de l’organiser. Plus récemment, alors que le département – historiquement une structure jacobine – est de plus en plus affaibli au gré des réformes territoriales, la revendication basque a évolué vers la demande d’une collectivité territoriale spécifique, dotée de larges compétences. “Plutôt que toujours demander, note Jean-Noël Etcheverry, la meilleure stratégie consiste sans doute à construire nous-mêmes nos institutions. Il y a des possibilités institutionnelles et il y a un large consensus dans la population.” L’illustration de cette nouvelle voie est venue par l’agriculture. Comparé au Béarn, où la fnsea est majoritaire, le Pays basque nord a vu se développer un syndicalisme agricole proche de la confédération paysanne et très attaché à l’identité basque et à l’idée d’une agriculture durable. Le syndicat Eusko Laborarien batasuna elb y est largement majoritaire. “Entre ces deux territoires, il y a deux agricultures, deux visions différentes de ce métier, note le journaliste Rémi Rivière. Le Pays basque a conservé de petites exploitations, avec des paysans qui valorisent leurs produits et leur territoire. Mais les Basques n’étaient jamais entendus à la chambre d’agriculture de Pau. Le ministère de l’agriculture avait d’ailleurs conclu, en 2004, qu’il valait mieux créer deux structures dans le département.” Face à ces blocages, les agriculteurs basques s’organisent et se cotisent. En 2006, quatre cent mille euros ont été récoltés pour le lancement d’une chambre d’agriculture alternative dans des locaux flambants neufs près de Saint-Jean-Pied-de-Port. Depuis, non seulement elle fonctionne, mais elle a remporté de nombreux marchés pour des études ou des formations. À la grande contrariété du préfet des Pyrénées-Atlantiques qui a porté plainte sur la légitimité et l’utilisation du nom et qui a systématiquement attaqué l’octroi de subventions versées par les communes. En 2010, la cour d’appel de Bordeaux a débouté l’État. “Psychologiquement, cela a été très important, indique Rémy Rivière qui a consacré un ouvrage à cette chambre d’agriculture alternative (1). Cela montre qu’au Pays basque, les gens peuvent s’organiser et faire avancer les choses, malgré les blocages administratifs. Le Pays basque nord peut montrer qu’une autre agriculture, plus durable et plus paysanne est possible. Nous pouvons être un exemple pour de nombreuses autres régions d’Europe.”

Une identité vécue

Si les slogans ou les portraits demandant la libération des prisonniers basques sont largement visibles sur les routes ou dans les villes du Pays basque nord, la question de l’identité ne peut s’y résumer qu’à des aspects politiques. Ce qui frappe le plus souvent le visiteur, c’est la persistance de singularités dans tous les domaines. Ainsi l’architecture traditionnelle y a été préservée et la plupart des nouvelles constructions se font dans un style néobasque. “La maison, etchea en basque, est l’un des éléments les plus importants de la société basque, explique Arnio Etchegoyen, originaire de Soule. Les familles s’organisaient autour et elle était souvent à l’origine des patronymes. Etchegoyen signifie ainsi “la maison du haut”. Il y a d’ailleurs un proverbe qui dit que les gens passent alors que les maisons restent.”

Comme ailleurs, le sport joue un rôle de marqueur important. Si ce territoire a donné des footballeurs reconnus internationalement (Didier Deschamps, Bixente Lizarazu), le football n’a jamais suscité un engouement comparable aux grands clubs du Pays basque sud (Athletico Bilbao, Real Sociedad, Osasuna). En revanche, le rugby y est fortement implanté. Dans l’élite du championnat français, on compte deux clubs, l’Aviron bayonnais et le Biarritz Olympique. Ce dernier joue d’ailleurs à l’extérieur avec un maillot aux couleurs de l’ikurriña, le drapeau basque, notamment en coupe d’Europe. Pour cette dernière compétition, le bo a parfois utilisé le stade d’Anoeta, à Saint-Sebastien au Pays basque sud, illustrant ainsi les liens qui unissent les deux côtés de la frontière. L’identité sportive basque s’incarne bien entendu dans la pelote, pratiquée un peu partout sur les frontons de plein air ou les trinquets. “Nous avons parfois du mal à attirer les jeunes, ce qui est dommage car il faut pratiquer très tôt pour pouvoir jouer adulte, explique un amateur, habitué des parties de pelote à main nue au trinquet du Petit Bayonne. Contrairement au Pays basque sud, on n’est pas retransmis à la télévision. Mais la pelote reste très populaire.”

Le Pays basque, c’est aussi une gastronomie et des façons de vivre. Il est vrai que les Basques semblent avoir développé une certaine passion pour les repas collectifs et conviviaux. Par exemple, si les Bretons goûteront peut-être avec circonscription le cidre local aux saveurs un peu étranges, sèches et acides, ils ne seront pas insensibles à l’ambiance des nombreuses cidreries. On y déguste en groupe d’énormes pièces de bœuf dans une ambiance chaleureuse. Si la langue et la littérature sont évidemment difficiles d’accès, on peut cependant s’en faire une idée à travers les pastorales de Soule. Durant ces pièces de théâtre en plein air, des textes multilingues permettent de suivre le texte écrit en dialecte souletin. Thèmes ancestraux comme événements plus actuels sont abordés lors des représentations qui durent plusieurs heures. La musique est enfin un élément important de l’identité basque actuelle. Sa pratique traditionnelle est toujours populaire, par exemple à travers les chœurs d’hommes. Depuis les années 1970 s’est également développée toute une scène actuelle, volontiers revendicative, dont on peut se faire une idée au festival Euskal Herria zuzenean (ehz : Pays basque en direct), à Hélette, ou dans les différents estaminets du Petit Bayonne. Il est vrai que la musique et particulièrement le rock en basque sont sont les manifestations d’une contre-culture vivante.

Montagnard ou maritime, rural ou urbain, le Pays basque nord est une région aux aspects variés. Vanté pour sa convivialité, mais également marqué par des événements douloureux, il reste un territoire développant une forte identité tout en restant en quête d’une reconnaissance institutionnelle. Territoire complexe et au fort caractère, le Pays basque ne se laisse pas forcément apprivoiser au premier abord. Pour le comprendre, il faut sans doute porter une attention particulière à sa culture traditionnelle, à sa langue ou à son étonnante énergie militante, choses sans doute plus faciles pour les Bretons qui partagent un certain nombre de problématiques identitaires. La Pays basque offre alors un tout autre visage, aux aspects parfois inattendus mais toujours attachants.

(1) ehlg, pièces à convictions, Maritxu Lopepe, Rémi Rivière, Elkar, Bayonne, 2010.

Des institutions pour la langue et la culture

En 2006, près de 30 % de la population du Pays basque nord était bilingue. La langue est encore très vivante en Pays basque intérieur, moins sur la côte où l’immobilier de villégiature n’a cessé de se développer. Plusieurs institutions défendent et valorisent cependant la langue et la culture basque.

Fondée à la fin des années 1960, l’Académie de la langue basque réunit des spécialistes (universitaires, écrivains, journalistes, …) des deux côtés de la frontière pour fixer les normes linguistiques et orthographiques et travailler sur les dictionnaires. “Nous veillons aux équilibres entre les dialectes, explique Xarles Bidegain. Nos membres sont élus sur des critères de compétence et non de politique, ce qui explique que nos décisions sont respectées.” Le basque dispose ainsi d’une orthographe unifiée, acceptée par tous et validée par l’Académie. Une bonne idée pour la Bretagne ?

L’Institut culturel basque a été fondé en 1990 et il fédère plus d’une centaine d’associations culturelles. Il est soutenu par la quasi-totalité des cent cinquante-neuf communes du Pays basque nord qui versent des subventions au prorata de leurs habitants. Il emploie une dizaine de personnes, installées au château Lota d’Ustaritz. L’icb a un rôle important dans le montage de projets culturels, notamment en redistribuant des financements publics. “Notre priorité d’intervention est donnée aux actions en langue basque, explique Daniel Landart, son ancien directeur. Nous avons pour objectif, sur un plan financier et logistique, de favoriser les projets en matière de patrimoine, de spectacle vivant, de littérature ou d’audiovisuel.” L’Institut culturel a ainsi monté des expositions ou aider à la réalisation de grandes enquêtes ethnologiques. On peut se rendre compte de ses activités ou des différentes études menées sur la culture basque sur son site Internet très complet www.eke.org.

Issu de l’Institut culturel et créé en 2004, l’Office public de la langue basque a un rôle important en matière de politique linguistique, particulièrement en conseillant les collectivités territoriales. Il met également à disposition du public une base de données sur la langue et sur son évolution. Si la situation de cette dernière est en effet moins florissante qu’au Pays basque sud, certaines tendances engagent à un certain optimisme puisque la pratique de la langue progresse chez les jeunes. Un effet sans doute du solide réseau des écoles immersives ikastola (2645 élèves de la maternelle à la terminale) et des écoles publiques bilingues, où sont par exemple scolarisés 25 % des élèves de maternelle et primaire du Pays basque nord. Il est vrai que le basque, contrairement au breton, bénéficie d’un effet frontalier. La majorité des habitants du Pays basque nord reçoivent la télévision en basque de la communauté autonome, où ils peuvent se rendre fréquemment et utiliser la langue facilement, notamment dans la perspective de trouver un emploi.

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