Pendant seize ans, de 1893 à 1909, l’abbé Fouré, un prêtre devenu sourd et muet, a façonné plus de cinq cent mètres carrés d’une falaise de Rothéneuf, près de Saint-Malo. Ce « Facteur Cheval breton » laisse trois cents sculptures étranges, racontant la légende des Rothéneuf, une famille de naufrageurs de la région.
Adolfe-Julien Fouéré (il écrivait son nom Fouré) naît le 4 septembre 1839 à Saint-Thual. Après des études au petit séminaire de Saint-Meen, puis au séminaire de Rennes, il devient prêtre en décembre 1863. Il occupe diverses charges ecclésiastiques dans le pays gallo : vicaire à Paimpont puis à Guipry, il est ensuite recteur de Maxent en 1881 et de Langouët de 1889. L’abbé Fouré s’est notamment distingué en allant défendre la cause des ouvriers en grève des forges de Paimpont auprès de leurs propriétaires en Angleterre.
Un dialogue de pierre contre son handicap
Force de la nature, énergique, l’abbé Fouré devait cependant connaître un véritable drame à l’approche de la cinquantaine : suite à un accident cérébral, il devient peu à peu sourd et muet, ce qui l’amène à abandonner son ministère, en 1893. Fouré a alors 55 ans et prend sa retraite sur la côte d’émeraude, non loin de Saint-Malo, où il va débuter une œuvre monumentale sur les falaises de Rothéneuf, un petit havre, jouxtant la plage des Chevrets en Saint-Coulomb.
Enfermé dans un monde silencieux du fait de sa maladie, l’homme frappe la pierre, sculpte, façonne la roche sur une surface impressionnante : près de 500 m2 de falaises. Comme si, privé de parole, il avait décidé désormais de communiquer par l’art. Muet avec les hommes, il dialogue désormais avec la pierre.
Dès les débuts, on vient d’ailleurs de loin voir « l’ermite de Rothéneuf » au travail. Des locaux, comme des touristes venus de Saint-Malo ou Dinard, deux stations balnéaires en plein essor à la fin du XIXe siècle. En direction de Cancale, le site n’est en effet éloigné que de cinq kilomètres de Saint-Malo intra-muros. Depuis, les rochers sculptés de Rothéneuf n’ont jamais cessé d’être une attraction touristique. En 1923, le propriétaire des rochers crée même une ligne d’autobus pour amener les visiteurs en provenance de la cité corsaire.
Une famille de naufrageurs
L’abbé Fouré a décidé d’immortaliser dans le roc la légende d’une famille de naufrageurs locaux, censés avoir existé au XVIe siècle : les Rothéneuf. Résidant près de cette pointe de la côte d’émeraude, elle aurait vécu de pêche, de chasse et de diverses rapines et contrebandes. Ils se déplaçaient sur des navires très efficaces, les « flèches à flot », qui leur permettaient de rattraper les vaisseaux passant au large. Corsaires, voir pirates, les Rothéneuf auraient donc amassé peu à peu un immense trésor et mis la région en coupe réglée. Fouré sculpte une cinquantaine de personnages différents, aux noms pittoresques : Gargantua, et ses lieutenants La Bigne, la Haie, Bennetin, Rochefort, le Grand Chevreuil, la Goule, les Trois-Pierres, L’Ours, le Petit-Pointu…
Les Rothéneuf auraient continué leurs activités jusqu’au XVIIIe siècle. Durant la Révolution, ils auraient choisi le parti de la chouannerie. Mal leur en aurait pris : après de sanglantes luttes, ils auraient été massacrés par d’autres familles des environs. L’une des sculptures de l’abbé Fouré représente d’ailleurs la fin des Rothéneuf : un monstre marin, attiré par les cadavres accumulés sur la plage de la Haie, dévore le dernier représentant de la famille accroché au trésor patriarcal.
Une mise en scène dans la pierre
La visite du site commence par le nord, avec le gouffre du Paradis, où est représenté la chapelle de saint Budoc, le saint protecteur des Rothéneuf. On passe ensuite par le Gouffre de l’enfer, ou Saut de la mort qui se prolonge par un escalier menant aux falaises. Sur la droite sont représentés plusieurs hommes de main des Rothéneuf, les cinq clowns aux visages burlesques. Sur la gauche, on regarde l’Egyptien, le guerrier romain et, surtout, monsieur de Rothéneuf, le patriarche aux pieds duquel sommeillent divers monstres marins.
Plus bas, ce sont les épouses et d’autres personnages de la famille qui sont sculptés dans la roche. Le tableau central des rochers sculptés représente la destruction de la famille, avec une cinquantaine de personnages qui sont imbriqués dans une lutte désespérée. On voit aussi des scènes comiques, comme la scène de ménage entre Gargantua Rothéneuf et sa femme, peu commode, qui lui assène un coup de pied au fondement. L’abbé Fouré a aussi représenté de nombreuses scènes religieuses : des pénitents, des scènes de la vie de saint Budoc…
Pendant seize ans, jusque 1909, l’abbé Fouré a poursuivit inlassablement sa tache artistique. Au final, il laisse un extraordinaire jardin de pierre, comprenant près de trois cents personnages dominant désormais la Manche. Un travail titanesque, une œuvre artistique étonnante et un héritage spirituel qui ont valu à l’abbé Fouré, décédé en 1910, le surnom de « Facteur Cheval » breton, en comparaison d’un autre grand artiste naïf contemporain.
Pour en savoir plus :
FOUCQUERON Gilles, Saint-Malo 2000 ans d’histoire, Autoédition, Saint-Malo, 1999.