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Histoires de Bretagne

Un blog d'Erwan Chartier-Le Floch

Menez Kamm à Spézet, un foyer culturel breton

Publié le 23 Février 2009 par Erwan Chartier-Le Floch in Mouvement breton

Pour nombre de passionnés de Bretagne, Menez Kamm demeure un nom mythique, celui d’un manoir de Spézet, devenu un foyer de culture grâce à la comtesse Vefa de Saint-Pierre et qui a connu une activité débordante dans la première moitié des années 1970. On s’y pressait pour manger, dormir, apprendre la langue ou assister aux fameuses beilhadegoù Menez Kamm, ces veillées où se sont produits, parfois pour la première fois, nombre des grands noms de la musique bretonne.


C’est une grande bâtisse de granit et de schiste, au cœur des Montagnes noires. Une maison de chasse, édifiée au XIXe siècle, dans une région giboyeuse à l’histoire parfois mouvementée. Ainsi, fait-elle face à la colline de Roc’h Toullaëron, « le trou des voleurs », qui abritait, paraît-il, des brigands détroussant les voyageurs entre Gourin et Spézet et qu’aurait fréquenté Marion du Faouët. Menez Kamm signifie d’ailleurs la « montagne tordue » ou « mal famée ». Quoi d’étonnant en effet, qu’avec ses bois épais, ses taillis impénétrables, ses tourbières, ses chaos rocheux et ses chemins tortueux, elle n’ait servi de refuge, de toute antiquité, à des hommes et des femmes en rupture. Comme si une telle solitude ne pouvait qu’attirer des personnalités originales. C’est ce qui se produisit, dans les années 1880, lorsqu’un Américain, sir Henri Moulton, amateur de chasse et de grands espaces décide d’y bâtir un vaste manoir. Vingt ans plus tard, une autre forte personnalité, la comtesse Vefa de Saint-Pierre tombait sous le charme et achetait, en 1908, Menez Kamm et ses deux cents hectares de terrain pour la somme de cent quatre-vingt mille francs.

 

Une amazone bretonne

Qualifier de personnage anticonformiste cette aristocrate de vieille souche bretonne n’a rien d’un euphémisme. Née en 1872 dans une famille de la noblesse légitimiste – son père est alors un proche du comte de Chambord, le prétendant au trône de France après la chute du Second empire -, Geneviève (Vefa) de Méhérenc de Saint-Pierre se distingue très vite par un fort caractère et se rêve en aventurière. Sa gouvernante de Pléguien, où se trouve le château familial, devra ainsi user de moult stratagèmes pour la dissuader, à dix ans, d’embarquer comme mousse sur un cargo de Pontrieux. Mais, dans son milieu, lorsqu’on est une femme, on n’a guère le choix qu’entre les ordres et le mariage. Vefa de Saint-Pierre se laisse d’abord séduire par le service de Dieu et rejoint les Oblats de Saint-François de Salles. En 1899, elle fait partie d’une mission en Équateur. Mais la grâce se faisant attendre, elle ne prononcera jamais ses vœux définitifs. En 1905, elle renonce à sa vocation religieuse. Dans son milieu, ce genre de décision a un parfum de scandale.

Pourtant, Vefa de Saint-Pierre rebondit. Elle publie ses premiers articles, des souvenirs de l’Amérique du Sud. L’année suivante, elle traverse à nouveau l’Atlantique avec, dans ses bagages, son fusil. Car Vefa De Saint-Pierre est une passionnée de chasse et une fine gâchette. Arrivée aux USA, elle y rencontre d’ailleurs le président Théodore Roosevelt, lui aussi grand amateur de vénerie. C’est lui qui la conseille sur les calibres à employer pour tirer le gibier local. Notamment contre les orignaux et les ours que Vefa s’en va ensuite traquer dans le grand Nord canadien. Elle en abattra quelques uns, dont un orignal qui la chargeait. La presse américaine s’intéresse à cette étonnante comtesse, qu’elle qualifie de « modern Diana ». Par la suite, Vefa de Saint-Pierre continuera d’assouvir sa passion des voyages à l’occasion de reportages pour des revues catholiques. Elle effectuera même un tour du monde. Des périples au cours desquels elle ne manque jamais de rencontrer les communautés bretonnes éparpillées sur le globe.

Car, outre la chasse, Vefa de Saint-Pierre a une autre grande passion : la Bretagne. Elle lui est née lors de ses années d’adolescence à Paris, lorsqu’elle ne supportait pas les quolibets adressés à de jeunes immigrées bretonnes de condition plus modeste. Bien plus tard, elle apprend le breton, rentre au gorsedd de Bretagne comme bardesse sous le pseudonyme de Brug ar Menez du « la bruyère des Montagnes noires », et soutient activement le mouvement catholique Bleun brug de l’abbé Perrot. Un engagement breton qui prenait parfois des aspects plus militants. Ainsi, elle effectuait des dons importants aux écoles catholiques de la région de Châteauneuf-du-Faou, à la condition que la langue y soit enseignée. En cachette, elle subventionnait aussi le mouvement laïc Ar Falz, qui travaillait à l’enseignement du breton dans les écoles publiques. Après guerre, Vefa de Saint-Pierre soutint activement le cercle celtique de Spézet, baptisé « Brug ar menez » en son honneur. Elle est aussi à l’origine du premier acte notarié bilingue, en 1949, la vente d’une parcelle contenant un menhir à la Société d’histoire et d’archéologie du Finistère.

Dans ce pays de centre Bretagne, où le mythe ne cesse d’affleurer et où la légende ne tarde jamais à s’accaparer les meilleures histoires, Vefa de Saint-Pierre ne pouvait passer inaperçue. La plupart du temps vêtue de vêtements masculins, coiffée d’un chapeau qu’elle ôtait comme un homme pour saluer les passants, munie d’une voix de stentor, elle impressionnait dans le bourg de Spézet. Son côté masculin lui valut d’ailleurs le surnom imagé de c’hillcoq, « demi coq » et son mariage malheureux – il ne dura que quelques semaines, avant d’être annulé pour incompatibilité d’humeur -, continue d’alimenter toutes les spéculations. Ses exploits de chasseresse ont également marqué les esprits et, dans le pays de Spézet, on se raconte toujours cette fois où elle aurait tué un sanglier à la dague. Ou cette fameuse journée d’octobre 1910, lorsqu’elle fit face à quatorze sangliers et en tua trois ! Personnalité généreuse et parfois excentrique, Vefa de Saint-Pierre était aussi une maîtresse femme…

 

Un foyer breton et européen

Passionnée, voir exaltée, lorsqu’elle évoquait son pays, Vefa de Saint-Pierre fut une véritable dame patronnesse pour le mouvement breton. Elle recevait régulièrement des intellectuels bretons dans son « hôtel celtic » de Saint-Brieuc et son manoir de Spézet. Elle avait pour confesseur l’abbé Louis Le Floch, recteur de Louannec. Docteur en philosophie, licencié en théologie, cet ecclésiastique était alors un des meilleurs poètes de langue bretonne sous le nom de plume de Maodez Glanndour. Il était aussi un ardent défenseur du breton. C’est donc à lui qu’elle confia, à la fin des années 1950, la tache d’animer de Menez Kamm où, l’âge faisant, elle ne se rendait plus guère. Selon sa biographe, Claire Arlaux, Vefa de Saint-Pierre songeait en effet « à laisser derrière elle une trace concrète, une pierre à l’édifice culturel, une œuvre utile pour les générations futures. De son manoir, elle rêvait de faire un lieu de rencontre où toute la jeunesse du pays pourrait séjourner pour apprendre et parler les langues celtiques. Où l’on accueillerait des groupes venus de tous les pays du monde pour s’enrichir de leurs différences. »

 

Vefa de Saint-Pierre exige qu’on ne chante pas la Marseillaise ou qu’on ne hisse jamais le drapeau français sur son domaine

 

La tache avait de quoi effrayer pourtant, car l’état général du manoir est mauvais faute de réparations depuis la guerre. Dans un premier temps, les visiteurs n’y séjournent d’ailleurs que l’été. Le domaine accueille les camps d’été interceltiques de Skol ar Vretoned, puis des scouts Bleimor, parmi lesquels figure un jeune sonneur, Alan Cochevelou, qui se fera bientôt connaître sous le nom d’Alan Stivell et reviendra y jouer dans les années 1970. En 1961 est créé Kedevrigeh vreizhat a Sevenadurezh, l’association bretonne de culture dont la présidence est confiée à l’abbé Le Floch, assisté de Per Denez, Madeleine de Saint-Gal et Jeanne Quiellé. La comtesse leur loue Menez Kamm pour un loyer symbolique - un franc par an ! – et renouvelable pendant trente-huit ans. Vefa de Saint-Pierre y a cependant mis quelques conditions : interdiction de toucher à la cheminée sculptée, d’utiliser la chapelle à d’autres fins que le culte catholique. Elle exige aussi qu’on ne chante pas la Marseillaise ou qu’on ne hisse pas le drapeau français sur son domaine. Hormis ces détails, les responsables de l’association ont toute latitude pour aménager le lieu. Ils vont s’y atteler et faire appel à toutes les bonnes volontés pour restaurer le manoir, avec des soutiens venus parfois de loin. Dès 1965, un groupe de jeunes Flamands, encadrés par Pol Van Caeneghem, viendra ainsi donner un fort efficace coup de main annuel pendant plus d’une dizaine d’années. « Nous venions ici pour découvrir la culture bretonne, la langue et la musique de ce pays, rencontrer des gens, expliqua ce dernier à Yannig Baron. Pour un Flamand, ce lieu était très exotique. D’ailleurs, pour nous qui venons du plat pays, les Montagnes noires, c’était un peu l’Himalaya ! »

Dès cette époque, en effet, le projet n’a pas seulement une vocation bretonne, mais aussi européenne. Une inflexion due, en grande partie, à Per Lemoine, un jeune militant breton, ancien résistant et engagé dans la défense des minorités en Europe. Cet architecte quimpérois va s’investir avec passion dans le projet culturel de Menez Kamm. « Au début des années 1960, se souvient ce dernier, la comtesse m’a demandé un jour : « Mon petit, est-ce que vous pourriez faire quelque chose pour Menez Kamm ? ». J’ai eu l’idée de créer une sorte de centre des minorités européennes. Je voulais construire un village international, avec des pavillons financés chacun par une minorité. Cela aurait constitué une belle vitrine pour tous ces peuples. La comtesse était prête à nous vendre sept hectares, en bordure du domaine. Nous avons donc monté une société civile immobilière. J’avais récolté le financement nécessaire pour trois pavillons. Nous devions lancer le projet lorsque nous aurions eu un accord pour six, mais la mort de la comtesse a hypothéqué le projet, d’autant que le domaine devait revenir à sa famille. »

La comtesse Vefa de Saint-Pierre s’éteint en 1967. Chez les responsables de l’association KVS, le découragement pointe alors face l’ampleur de la tâche, à savoir entretenir et animer cet important bâtiment sans la moindre subvention. Heureusement, de nouveaux acteurs vont entrer en scène.


 

Une utopie bretonne

Yannig Baron est originaire de Groix, Yann Goasdoué de Perros-Guirec. Ils vivent alors en Provence, où leurs activités professionnelles les ont entraînés. « Mais, se rappelle Yannig Baron, on avait l’intention de revenir en Bretagne. On cherchait quelque chose. » Ils sont aussi très investis dans la diaspora bretonne dans le sud de la France, participent à la vie des cercles locaux ou organisent diverses manifestations. Sonneur émérite, Yann Goasdoué anime alors de nombreux concerts de musique bretonne et garde de bons contacts dans les milieux musicaux en Bretagne. À la fin de l’année 1969, ils apprennent que la confédération Kendalc’h réfléchit à embaucher des permanents pour son centre de Saint-Vincent-Sur-Oust. L’idée leur plaît. Les deux amis prennent et rendez-vous et montent en Bretagne. Mais Kendalc’h repousse leur proposition.

« C’était en février, se souvient Yann Goasdoué. Nous venions de faire plus de mille kilomètres et nous trouvions que c’était un peu dur de rentrer tout de suite. Nous sommes allés à un fest-noz au Moustoir. Nous y avons retrouvé Glenmor qui nous avait dit de passer chez lui si nous venions en Bretagne. » Les deux amis avaient en effet organisé, quelque temps plus tôt, un concert du barde breton dans la cité phocéenne. « Son manager m’avait dit qu’il était très fier, s’amuse Yannig Baron. Du coup, j’avais fait mettre des affiches de son concert sur tous les trajets que nous devions emprunter. Il était épaté et nous avons ainsi pu lier connaissance. » « Il nous a lancés, ajoute Yann Goasdoué, qu’est ce que vous fichez à Marseille si vous voulez faire quelque chose pour la Bretagne ! Cela nous a motivés pour nos recherches. » C’est lui qui va les mettre sur une autre piste pour leur retour au pays. En apprenant le récit de leur déconvenue avec Kendalc’h, Glenmor s’exclame : « bande de cons, vous avez Menez Kamm, à Spézet, qui vous attend ! »

Menez Kamm, ce nom ne dit encore rien aux deux émigrés bretons, mais ils décident de prendre rendez-vous, une semaine plus tard, avec Per Lemoine et Jakez Cornou de KVS pour voir ce qu’il en était. « On a roulé toute la nuit avant d’arriver au petit matin, se remémore Yann Goasdoué. Le temps était gris, ce qui nous changeait des ciels de Provence… Le brouillard se levait. Les abords du château étaient broussailleux. Devant, c’était un véritable cloaque dans lequel broutaient des vaches. Bref, ce n’était pas le Pérou ! J’ai réveillé Yannig qui s’était assoupi. En découvrant le paysage, il a lâché que cela n’allait pas être facile pour convaincre nos femmes de venir habiter là-dedans… » Cela fut d’autant moins facile que, lorsque les deux couples débarquent, le 1er mai suivant, il neige ce jour-là sur Menez Kamm. « Il faisait terriblement froid, se rappelle Yannig Baron. Il n’y avait évidemment pas de chauffage. Des fougères poussaient dans le grand salon… Mais nos épouses ont accepté de se lancer dans cette aventure. »

Une aventure pour laquelle Yannig Baron a déjà quelques projets. « À Marseille, je m’étais intéressé aux milieux occitans. C’est comme cela que j’ai découvert « l’auberge de Regain » que tenait Pierre Morénas dans le Lubéron. C’était un homme très original, qui avait eu son heure de gloire dans l’émission d’André Voisin, « les conteurs », qui avait aussi fait découvrir Anjela Duval. Morénas accueillait tout le monde, du moment qu’ils mettaient la main à la patte en aidant à la cuisine ou à la vaisselle. Il régnait une ambiance formidable dans sa maison. J’ai souvent remarqué que bien des problèmes se règlent mieux autour d’une table conviviale et, s’il en subsiste, ils disparaissent lorsque les gens mettent ensemble leurs mains dans l’eau de vaisselle... C’était cette ambiance de l’auberge de Regain que nous voulions reproduire. C’était très dans l’air du temps, le souffle de Mai 68 venait de passer dans la société, l’autogestion était à la mode. »

Yannig Baron qui avait déjà milité dans diverses organisations bretonnes n’a pas de mal à convaincre les dirigeants de KVS de la pertinence du projet. « Au contraire, l’aide de personnes comme Per Lemoine a été très précieuse. De par son activité professionnelle, il nous a permis d’obtenir des matériaux peu chers pour rénover le lieu. Il s’est engagé personnellement afin de lever des fonds pour le gros œuvre, comme la toiture qui a coûté une coquette somme. Sans lui, cela n’aurait pas été possible. »

Les deux couples reviennent avec leurs enfants au début de l’été. « Là, c’était plus facile, indique Yann Goasdoué. Il a fait très chaud. Avec ses immenses rhododendrons en fleur, le lieu était magnifique. » Aidés d’amis marseillais, ils s’attellent à aménager deux appartements pour leurs familles et à rénover le reste du manoir. Des années 1960 et des camps de bretonnants, Menez Kamm conservait des dortoirs et une cuisine. Mais il leur faut cependant trouver du mobilier, de la vaisselle, remettre en état le chauffage central. Les gens de Spézet sont un peu interloqués lorsqu’ils constatent cet afflux de personnes à l’accent chantant et aux voitures immatriculées 13. La cité phocéenne conserve une image sulfureuse. « Cela faisait jaser, s’amuse Yann Goasdoué. Certains ont même affirmé que c’était la mafia qui avait récupéré le lieu… Mais cela c’est vite arrangé. »

Heureusement, les nouveaux occupants de Menez Kamm vont pouvoir compter sur les bonnes volontés locales. Émile Philippe, le président du cercle Brug ar menez les soutient et ramène des bras pour aider aux travaux. Ils font aussi connaissance avec leurs voisins, ceux de la ferme Nedellec, qui leur vendront des produits frais, et d’une autre figure locale, Jean Guyader, l’ancien homme à tout faire de la comtesse Vefa de Saint-Pierre. Un personnage que ce Jean Guyader, surnommé « tonton Luz » par les enfants du pays ! Lui aussi fait partie de la légende de Menez Kamm. Ses rapports n’étaient pas toujours très amicaux avec la comtesse qui lui reprochait une certaine tendance à la dilettante et, du coup, lui faisait quelques misères. Jean Guyader était aussi célèbre pour ses visites hebdomadaires à Spézet. Il s’y rendait en charrette, visitait les commerces et les bars du bourg, puis son cheval le ramenait à Menez Kamm. « Il avait pour habitude de prendre quelques verres dans les maisons situées sur le trajet, se souvient Jean Kerhamon. Quand ils savaient qu’il allait passer, nos parents fermaient les volets, éteignaient les lumières et nous ordonnaient de monter. Même les Allemands, pendant la guerre, n’ont été aussi efficaces en matière de couvre-feu ! Mais, comme Jean Guyader tapait sur la porte sans jamais se décourager, on finissait toujours par lui ouvrir et lui servir un coup. » Yannig Baron se souvient, lui, « d’un chic type, intelligent et doté d’un solide humour. C’était une sorte de poète naturel, qui savait raconter des histoires. Il a beaucoup fait pour notre intégration. »

 

Des centaines de concerts et veillées

Le 28 août 1970 a lieu le premier spectacle donné à Menez Kamm sous l’ère Baron-Goasdoué. Le Stanislas Théâtre y interprète la pièce de Pierre-Jakez Hélias, Les fous de la mer. « C’était une troupe de Nancy, indique Yannig Baron. Comment étaient-ils arrivés jusqu’à Spézet ? Je l’ignore. En tout cas, c’était très bien monté. » La grande salle de Menez Kamm est remplie pour cette première. « La veillée se prolongea longtemps : chansons, danses, histoires en breton donnèrent toute sa résonance à la pièce, replacée ainsi dans son exact contexte breton. Tout se termina devant le verre de cidre de l’amitié », relate l’édition locale du Télégramme. Le ton est donné, la formule lancée : un mélange de culture populaire, d’apports extérieurs et de franche convivialité. « Par la suite, nous avons organisé plus de quatre cents manifestations culturelles en moins de quatre ans. Pas mal pour des bénévoles », note Yannig Baron.

Très vite, en effet, le bouche à oreille va fonctionner. D’autant que, pour nombre d’organisations bretonnes, la place est effectivement idéalement située lorsqu’il s’agit de réunir des personnes venant de toute la Bretagne. Ajoutons que les prix sont attractifs : 18 F la journée, avec la nuitée, le petit-déjeuner et deux repas composés par Joëlle Baron et Myriam Goasdoué avec boisson comprise. Mais les hôtes doivent participer aux taches domestiques : vaisselle, balai, couvert…, principe cher à Yannig Baron. Sans même manger, on peut coucher pour 2 F la nuit à Menez Kamm. Idéal pour toute une tripotée de jeunes pas forcément argentés. « J’étais alors étudiant à Rennes, explique Guy Corre, devenu journaliste en breton à France bleue Breiz Izel. Nous étions une bande de copains intéressés par la culture bretonne. En plus des activités qui y étaient organisées, Menez Kamm était le lieu idéal pour aller ensuite dans les festoù-noz du centre Bretagne. On arrivait le samedi après-midi et on repartait ensuite dimanche soir. La nourriture était excellente ; le confort plus sommaire, ce qui ne nous dérangeait pas. On était abonné au lieu. C’était le temps de notre jeunesse insouciante, une époque peut être plus facile : il n’y avait pas de crainte du chômage comme aujourd’hui, on croyait plus aux utopies. Cela m’a permis de découvrir un Kreiz Breizh authentique et très festif. »

Menez Kamm cultive donc une ambiance d’auberge de jeunesse. L’accueil, en grande partie assuré par Joëlle Baron et Myriam Goasdoué, est chaleureux et familial. L’ambiance est joyeuse et se prolonge fort tard dans la nuit. Au point que Yannig Baron doit parfois exercer une surveillance rigoureuse des dortoirs, non mixtes, installés dans les pièces du château. Des dortoirs semblent avoir marqué toute une génération de jeunes bretons et ne sont pas pour rien non plus dans la légende de Menez Kamm. Malgré leur confort spartiate : l’un d’eux avait ainsi été graffité par un jeune bretonnant : « Pa ra erc’h war an douar, ne ra ket tomm ‘barzh an dortoir (quand il neige sur terre, il ne fait pas chaud dans le dortoir) ».

 

Les frères Losmek de Kerblouz, « le seul groupe qui ne chante pas pour l’argent mais pour la bière »

 

La fête déborde parfois vers Spézet, surnommée le « Las Vegas breton », en raison du nombre de ses estaminets. « Après les festoù-noz, raconte Yann Goasdoué, on allait souvent à la discothèque spézétoise, le Spot qui avait d’ailleurs inauguré le quart d’heure breton : de la musique bretonne au milieu de la programmation. » Les habitués de Menez Kamm avaient également créé un groupe de kan ha diskan qui se produisait dans les nombreux festoù-noz du pays. À géométrie variable, puisqu’il pouvait regrouper plus d’une dizaine de chanteurs, il s’intitulait les frères Losmek de Kerblouz, « le seul groupe qui ne chante pas pour l’argent mais pour la bière », selon sa devise. « Honnêtement, s’amuse Yannig Baron, il y avait des talents de chanteurs très divers… Heureusement, dans le noyau dur, on pouvait compter sur de très bons connaisseurs du répertoire local. C’était très spontané, très joyeux. »

Au cours des beilhadegoù (veillées) organisées au manoir, les spectateurs assistent à toute sorte de concerts, animés par des sonneurs traditionnels, des musiciens, des conteurs. « Parfois, on avait tellement de monde à danser que les poutres du plancher bougeaient, se rappelle Yannig baron. En tant que responsables, nous n'étions pas très rassurés. Mais, dans l’ensemble, on a eu un goût fou ! » C’est, par exemple, à Menez Kamm que débute la carrière musicale de Youenn Gwernig qui venait de rentrer de New York, où il avait passé de nombreuses années (voir ArMen n°127). « Nous cherchions à organiser des activités en breton, explique Yann Goasdoué. Nous l’avions invité à venir parler de l’Amérique. » « Plutôt que de faire une longue causerie ennuyeuse, se souvient Youenn Gwernig, je me suis dit que j’allais réciter des poèmes que j’avais écrits là-bas et publiés dans la revue Al Liamm. Je me suis aussi dit que ce serait plus sympathique d’accompagner çà en musique. Aux USA, j’avais appris quelques accords de guitare. J’en ai gardé une influence country. L’idée du spectacle est venue toute seule. » Une centaine de personnes assiste à cette première étape de la riche carrière musicale du « grand Youenn ».

 

Le repère des diables de la montagne

Il ne sera pas le seul à se produire dans la grande salle du manoir : Glenmor, Kerguiduff, Servat ou Stivell viennent régulièrement à Menez Kamm. Ce qui fait le bonheur de leurs fans locaux. « Au début, mes parents étaient méfiants, explique Jean-Claude Coënt. On leur avait dit que c’était un repère de Breiz Atao. J’étais encore adolescent et je faisais donc le mur pour y aller. C’était fantastique, c’était une ouverture incroyable pour des gamins comme nous. On pouvait approcher des gens comme Glenmor ou Servat, boire un coup avec des Québécois ou des Basques. Il y avait une ambiance de fête comme on n’en avait pas connu. »

« Ce n’était pas un ghetto breton, affirme Guy Corre. Il y avait des gens de partout, mais aussi et surtout du coin. Des anciens avec qui on aurait jamais pu discuter autrement. » Figure du mouvement breton dans le Poher, Louis Lofficial, de Poullaouën est très actif pour pousser ce mélange intergénérationnel. C’est lui qui va souvent chercher des vieux conteurs pour animer les beilhadegoù et les raccompagne ensuite en voiture. Les jeunes centre Bretons fréquentent également volontiers le manoir. Ainsi, fin 1971, trois lycéens carhaisiens – Philippe Le Balpe, Jean-Yves Le Corre et Bruno Manac’h – viennent jouer. Yann Goasdoué va se joindre à eux avec sa bombarde. « Nous étions un des premiers groupes à danser à intégrer des instruments modernes, comme la guitare électrique, explique celui-ci. Quelques gardiens de la tradition s’en sont offusqués, mais cela a beaucoup plus. » Pour qualifier ce nouveau souffle de la musique de fest-noz, Youenn Gwernig leur trouve le nom de Diaouled ar menez, « les diables de la montagne ». Un an après leur formation, les « diables » font la première partie d’Alan Stivell à l’Olympia de Paris. Ils n’ont cessé, depuis, d’animer des festoù-noz.

Si quelque chose peut sans doute résumer l’activité musicale frénétique de Menez Kamm c’est sans conteste le double disque 33 tour, enregistré par Arfolk, lors d’une veillée au manoir en 1973. La pochette de « beilhadeg e Menez Kamm » a été réalisée par deux piliers du foyer culturel, le dessinateur Nono – qui a exposé pour la première fois à Menez Kamm – et par le photographe Yves Quentel, surnommé Pop’s. Parmi les artistes figurant sur ce double album, on peut relever les noms d’Andréa ar Gouil, Youenn Gwernig, Glenmor, Mikaël Kerne, Chanig ar Gall, Joëlle Baron, Diaouled ar menez et, bien sûr, les frères Losmek. On y trouvait aussi Patric, un chanteur occitan et divers artistes basques. Car, depuis longtemps, le nom de Menez Kamm avait franchi les frontières bretonnes et attiraient des personnes du monde entier. « On a vu arriver des gens du Québec, des Irlandais qui ne dormaient jamais. On a même accueilli des Chinois venus en camping car… », s’étonne encore Yannig Baron. Ainsi, le groupe d’artistes basques d’avant-garde, « Ez dok amairu », fait un long séjour au manoir de Menez Kamm. Il comprenait notamment l’écrivain Xaber Lette, considéré aujourd’hui comme un des plus important de sa génération. Parmi les hôtes de Menez Kamm, on rencontre également un japonais, Makoto Noguchi. Arrivé à Rennes pour y apprendre le français, il se passionna rapidement pour le breton et les cultures celtiques au point de devenir un des piliers du manoir centre breton. « Menez Kamm est tout naturellement devenu une sorte de carrefour international, écrit Jean-Charles Perrazzi dans Ouest-France du 3 août 1971. Où tous ceux qui ont le désir de chanter les joies et les peines d’un terroir peuvent le faire. Une sorte de tour de Babel où, même si l’on ne s’exprime pas dans la même langue, on la comprend très bien. »

 

Cerné par la police

Les artistes étrangers ne sont pas les seuls à fréquenter le manoir. « Des Allemands sont arrivés un jour en demandant s’ils pouvaient tenir leur congrès là, indique Yannig Baron. Il s’agissait de membres du parti communiste de Berlin-Ouest, interdit là-bas, et qui avaient entendu parler de Menez Kamm. » Car, outre des activités culturelles, le manoir ouvre également ses portes à des organisations politiques. « On accueillait tout le monde, des gaullistes (une fois) aux communistes », affirme Yannig Baron.

Régulièrement aussi, des mouvements bretons y organisent des réunions. « Un jour, s’amuse Yannig Baron, le maire de Spézet nous a demandés si on avait des « Bretons rouges » chez nous. En fait, il s’agissait de membres du parti communiste breton qui venaient pour un congrès fondateur, finalement reporté et déplacé ailleurs à la dernière minute. Les RG l’avaient prévenu, alors que nous n’étions au courant de rien. » Il est certain que Menez Kamm fait alors l’objet d’une étroite surveillance policière. Ainsi, lors d’une réunion du parti Strollad ar Vro dont la police soupçonne certains membres d’être militant du front de libération de la Bretagne (FLB) : « C’était un dimanche matin, indique Yannig Baron. Je sors du manoir pour me rendre à la messe, lorsque je constate qu’il y avait pas mal d’agitation dans les fourrés et les buissons. À mon retour, une heure plus tard, le domaine était encerclé par une troupe impressionnante. Une centaine de gendarmes et de militaires, certains avec des fusils et des mitraillettes. Ils avaient ordre de contrôler les identités de toutes les personnes quittant ou se rendant à Menez Kamm. En fait, il s’agissait d’un faux tuyau recueilli par la police. » Quelques années plus tard, un militant du PSU aura la surprise, étant allé soulager un besoin naturel dans les rhododendrons du jardin, de se retrouver face à des casques de militaires en train de surveiller le manoir… Il est vrai que le ministre de l’Intérieur de l’époque, le breton Raymond Marcellin, s’intéresse à Menez Kamm. « Il avait cru à des rumeurs colportées sur nous, affirme Yannig Baron. On lui avait dit que c’était un nid de terroristes, ce qui était faux bien sûr. Un vicaire de Gourin m’a un jour expliqué que Raymond Marcellin avait même mis en garde l’évêque de Vannes sur le fait qu’il n’était pas très sain d’envoyer de jeunes chrétiens chez nous. Absurde ! »

Si le manoir de Menez Kamm a acquis une certaine notoriété, les difficultés financières sont néanmoins une réalité. Le bénévolat des familles Baron et Goasdoué atteint ses limites. En 1973, Yannig Baron part diriger une entreprise de cheminées à Lorient. Quant à Yann Goasdoué, outre les tournées du groupe Diaouled ar Menez, il se lance dans une nouvelle aventure, celle de la Coop Breizh. « À Menez Kamm, explique-t-il, je gérais un stock de livres et de disques en rapport avec la culture bretonne et qu’on proposait aux visiteurs. Ils m’étaient fournis par la Coop Breizh, qui fonctionnait alors de manière bénévole avec Robert Legrand à la Baule. Ce dernier m’a proposé de me lancer dans la diffusion sur toute la Bretagne, ce que j’ai accepté avec enthousiasme. Il y avait un bouillonnement musical et littéraire très important et un public avide. Je me suis donc fait agent commercial, c’est-à-dire un intermédiaire entre les éditeurs et les commerçants. On a constitué un réseau de disquaires et libraires, puis l’entreprise s’est développée. » Jusque 1975, le stock de Coop Breizh restera à Menez Kamm, avant de déménager vers Spézet où cette entreprise, qui compte aujourd’hui une trentaine de salariés, réside toujours. À noter qu’un autre fidèle de Menez Kamm, Claude Boissière s’est lui aussi fixé à Spézet, où il a fondé l’imprimerie et la maison d’éditions Keltia graphic.

Début 1974, une page se tourne à Menez Kamm. La séparation du couple Baron, l’activité professionnelle de plus en plus accaparante de Yann Goasdoué et les difficultés financières poussent les gestionnaires à trouver une nouvelle solution. Un permanent, Pierrig le Dréau est embauché en septembre 1974 pour faire fonctionner le centre. Pendant plusieurs années, avec sa femme et sa fille, il va faire perdurer l’esprit de Menez Kamm en organisant des stages, des concerts et des veillées. « Que de projets ont ainsi vu le jour, se souvient-il. Vie de foi, de lutte, d’espérance, de joies, d’épreuves. Que de bons moments ! Que de moments durs aussi, les habitués partis, on se retrouvait Annie et moi, seuls avec le ménage et les problèmes financiers, les projets et la mise en place de ceux-ci. »

Malgré toute la bonne volonté de Pierrig Le Dréau, en octobre 1976, le foyer culturel de Menez Kamm ferme définitivement. Le déficit a continué à se creuser. Les normes de sécurité se font de plus en plus draconiennes et nécessitent de nouveaux investissements que les responsables de l’association ne peuvent assurer. Ils préfèrent jeter l’éponge et Per Lemoine se charge d’apurer les dettes et les emprunts avant de rétrocéder le manoir à la famille de Vefa de Saint-Pierre. C’est une arrière-petite-nièce de la comtesse, Servane de Menou et son mari Henri de Thoré qui ont repris le manoir au début des années 1980, travaillant à le restaurer et à transformer le domaine en exploitation agricole.

Ces nouveaux propriétaires ont récemment installé une exposition sur l’histoire du manoir. Car, le souvenir des grandes heures de Menez Kamm dans les années 1970 demeure toujours. Le manoir de la comtesse de Vefa de Saint-Pierre aura vu défiler des milliers de visiteurs venus s’immerger dans un bouillon de culture bretonne, mijotant grâce à la passion et au dévouement d’animateurs bénévoles. Sans pratiquement aucune aide publique, sans subventions, ils ont fait vivre un lieu culturel vivant et populaire où se sont tenues des centaines de manifestations artistiques. Dans le chaudron de Menez Kamm a mijoté nombre d’initiatives et d’aventures qui continuent de se poursuivre aujourd’hui. Bien des vocations en faveur de la Bretagne, de sa langue et de sa culture y vont vu le jour. Un bilan dont la comtesse de Saint-Pierre, si attachée au pays de Spézet et à la Bretagne, n’aurait sans doute pas été mécontente.

 

Bibliographie : Claire Arlaux, Une amazone bretonne, Vefa de Saint-Pierre (1872-1967), Coop Breizh / Keltia graphic, Spézet, 2000
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B
Une vraie conne, oui, celle qui habite les lieux!
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P
J'apprécie votre blog , je me permet donc de poser un lien vers le mien .. n'hésitez pas à le visiter. <br /> Cordialement
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M
3 ans plus tard toujours pas de réponse, des pubs sont apparues. Il y a encore quelqu'un?
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M
Bonjour, je suis arrivé un peu par hasard sur votre site par une bien étrange manière. Je suis l'auteur de photos insérées dans votre article. Peut-être avez vous songé que serait "choqué" de voir mes photos. Et bien non! Bien au contraire, vous avez gardés le lien vers la photo et c'est très gentil.<br /> <br /> Pour mon expérience concernant la prise de ces photos, j'étais venu seul faire du vélo près de Laz. J'ai ressenti une sorte de magie en ce lieu, coupant à travers champs, traversant de petits ruisseaux débordants de verdure. Relire vos histoires m'a replongé dans cette superbe contrée.<br /> <br /> Les photos doivent être géotaggées sur flickr, mais n'héistez pas à ajouter des tags sur les lieux dits pour faciliter l'indexation de ces photos et les recherches par d'autres utilisateurs. Je rajoute le lien de votre articles sur les photos ;)
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L
Bonsoir,<br /> Je prend connaissance de votre blog, ainsi que de quelques articles (Mazéas, Rohan, Menez Kamm....)<br /> Très interessant. merci pour vos contributions à la cause.
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