Depuis une trentaine d’années, la recherche archéologique a connu un essor remarquable et les découvertes se sont partout accumulées, dévoilant sous un nouveau jour l’histoire de la Bretagne. C’est particulièrement le cas pour l’époque gallo-romaine, durant laquelle la péninsule a connu un fort développement, lié à son intégration économique dans un vaste empire, ainsi qu’en témoignent les vestiges récemment mis au jour, grâce notamment à l’archéologie préventive. Ce texte est tiré d’un article paru dans le magazine ArMen n°159, de juillet 2007.
Les Plomarc'h, à Douarnenez, où se trouvait une usine de garum, des salaisons de poissons exportées ensuite dans le reste de l'empire romain.
Nous sommes en 50 avant J.-C. Toute la Gaule est occupée… Toute, sans exception ni même petit village d’irréductibles ! Dont sa partie ouest, l’Armorique, une vaste zone englobant les tribus gauloises entre l’estuaire de la Seine et la Gironde, soit un territoire bien plus étendu que celui de l’actuelle Bretagne. Le pays se remet alors lentement d’un conflit qui a vu la défaite des guerriers celtes face aux légions romaines. Selon Plutarque, la conquête des Gaules dirigée par Jules César aurait ainsi fait plus de deux millions de victimes, en rajoutant les esclaves aux morts. Durant les hostilités, la péninsule armoricaine a également souffert. La plus puissante des tribus qui y était établie, les Vénètes, a été vaincue en – 56, lors d’une grande bataille navale, relatée dans la Guerre des Gaules. Après avoir mis en difficulté les Romains, les navires vénètes ont été immobilisés et coulés impitoyablement. La localisation de ce combat reste toujours méconnue – il s’est sans doute déroulé entre l’estuaire de la Loire et la presqu’île de Quiberon – et bien des mystères demeurent quant à l’art de naviguer des anciens Armoricains. Autant dire que la découverte de l’épave d’un des lourds navires vénètes, décrits par les auteurs latins, reste le rêve de bien des archéologues. Après leur défaite, il leur reste cependant des ressources : quatre ans plus tard, en -52, les Armoricains envoient encore des troupes à l’armée de secours gauloise qui tente, en vain, de dégager Vercingétorix à Alésia.
Comment l’Armorique a-t-elle digéré le choc de la conquête romaine ? Le changement a d’abord dû se faire sentir dans les élites, notamment politiques et guerrières, qui s’étaient opposées à l’armée de Jules César. Ainsi, le vaste site fortifié de Paule est-il abandonné au milieu du ier siècle avant J.-C., sans qu’on en sache la raison exacte. Dans les campagnes, la transition est sans doute beaucoup plus lente. “Il n’y a pas forcément eu de bouleversement brutal pour le monde rural, estime l’archéologue finistérien Jean-Paul Le Bihan. Si on s’en tient à l’archéologie, on constate que sur la période autour de 50 avant J.-C., si on ne savait pas qu’il y avait eu une guerre grâce aux textes, on ne le verrait pas forcément dans le sol. On note quelques évolutions architecturales et techniques, ce qui est normal car le monde est en perpétuel changement ! Certaines exploitations agricoles gauloises puis romaines sont construites au même endroit. Parfois aussi, il y a des déplacements de sites, ce qui est courant à toutes les époques. On observe des phénomènes de transition lente avec, par exemple, des fermes construites suivant des mesures romaines, mais entourées de fossés de type gaulois.” “On s’aperçoit qu’il y avait déjà une forte interpénétration entre les mondes gaulois et romain avant la Conquête, souligne Jean-Pierre Bardel, du Service régional de l’archéologie (sra). Il existait déjà un important commerce dans l’Atlantique, comme en témoignent les nombreuses amphores de vin italique découvertes sur des sites gaulois dans la péninsule armoricaine. Avant de parler de choc, il ne faut pas perdre de vue que les Armoricains connaissaient donc déjà bien la civilisation romaine.”
En fait, soucieux de ménager les Gaulois, le pouvoir romain va attendre quelques décennies avant de réorganiser le pays, sous Auguste, dans les dernières décennies avant notre ère. Rome conserve les anciennes structures territoriales des tribus gauloises, ainsi qu’une certaine autonomie de gestion interne. Les “cités” de la péninsule armoricaine sont désormais intégrées à la Lyonnaise, l’une des trois provinces divisant les Gaules durant le haut Empire.
La création des villes
Même si l’habitat gaulois semble essentiellement rural et dispersé, l’archéologie des dernières décennies a permis de mettre au jour des traces d’agglomérations celtes antiques. On s’aperçoit que celles-ci sont abandonnées dans la seconde moitié du premier siècle avant J.-C. ou dans les décennies suivantes, les habitants partant s’installer dans de nouvelles zones. C’est le cas à Quimper, où le village gaulois de Kergolvez se situe dans la vallée du Steir, à quelques kilomètres de la future ville romaine, qui sera installée sur l’Odet, dans l’actuel quartier de Locmaria. La petite agglomération d’Alet, près de Saint-Malo, disparaît également dans les années 20-25, période de révoltes en Gaule contre le pouvoir impérial, puis de reprise en main. Désormais, le chef-lieu des Coriosolites va être installé à Corseul, non loin de l’ancien opidum gaulois de Montafilant.
Car, l’un des premiers effets de la “romanisation” va se concrétiser dans la fondation de nouvelles villes. Chaque cité est dotée d’un chef-lieu : Vorgium (Carhaix) pour les Osismes, Dariotorum (Vannes) pour les Vénètes, Nantes pour les Namnètes, Rennes pour les Riedones et Fanum Martis (Corseul) pour les Coriosolites. Les élites gauloises, ainsi que des commerçants, des artisans et toutes les autres classes de la société vont s’y installer. “On peut penser que les puissants propriétaires de la forteresse gauloise de Paule sont allés s’installer à Carhaix dans les années qui suivent sa fondation, estime Yves Menez, responsable de la fouille de Paule. D’ailleurs, sur le site abandonné, un petit sanctuaire domestique gallo-romain est ensuite construit, près des tumulus abritant des sépultures du début de l’Âge du fer, probablement les fondateurs du site. Jusqu’au iiie siècle, des gens viennent y rendre un culte une ou plusieurs fois par an. Le souvenir perdure donc.”
Cette urbanisation est un acte fort de la part du pouvoir impérial. Ces villes, construites “à la romaine”, sont une vitrine. Des “petites Rome” qui permettent de fixer les anciennes classes dirigeantes gauloises afin, sans doute, de mieux les contrôler. Créées suivant des plans en damier, ces villes sont des centres administratifs, religieux et commerciaux. À Corseul, le quartier de Monterfil a ainsi pu être fouillé et mis en valeur. Il en est de même dans la réserve archéologique de Carhaix, qui sera également ouverte au public lorsque la fouille sera achevée. Il s’agit d’une zone périphérique de la ville, organisée autour d’une voie de circulation et où se trouvaient de vastes demeures servant à la fois de lieu de résidence et de commerce.
Au centre des agglomérations, le forum constitue un vaste espace public où se mêlent activités commerciales et religieuses. Celui de Vannes a pu être fouillé et figure désormais parmi les mieux connus de la péninsule. Les cités gauloises vont également se parer de monuments de prestige tout au long du haut Empire. Ainsi, à Corseul, on bâtit un énorme temple dédié à Mars, dont les vestiges nous sont parvenus en partie conservés. Il est placé sur une hauteur, que longeaient les voyageurs se rendant dans le chef-lieu des Coriosolites. La volonté ostentatoire est ici évidente. Elle l’est également à Carhaix où, cette fois, c’est un pont-aqueduc qui est édifié à l’entrée de la ville. En raison des frais de construction, et surtout d’entretien, un aqueduc était l’édifice le plus coûteux – donc le plus prestigieux – à construire dans le monde romain. Trois exemples de théâtre nous sont également connus en Bretagne : à Vannes ; sous le cimetière de Locmariaquer et à Kerilien (Plounéventer) dans le Léon, une ville secondaire des Osisimes dont, hélas, une grande partie des vestiges a été rasée dans les années 1970. À noter que le rôle exact de ces édifices nous échappe, les représentations théâtrales gallo-romaines pouvant avoir de fortes connotations religieuses. C’est le cas à Locmariaquer, qui a pu être une ville sanctuaire comme il en existe ailleurs en Gaule, érigée en raison de son potentiel mégalithique ou en souvenir d’un événement important, comme la fameuse bataille entre les Vénètes et César.
Les découvertes du Poher
Le site de Locuon a été l’une des plus enthousiasmantes découvertes effectuées ces dernières années ; il permet de mieux comprendre la création et la vie de ces villes romaines. Elle revient à un passionné d’archéologie, Marcel Tuaze qui, au début des années 1990, avait été frappé par la façon dont la roche avait été extraite dans cette cavité et les ressemblances avec des grands blocs romains de pierre trouvés à Rennes. Dans le cadre de la section archéologie de l’Institut culturel de Bretagne, il en a informé des spécialistes, dont Jean-Michel Éveillard, professeur à l’université de Brest. “Il m’a fait découvrir ce site incroyable en 1995, alors qu’au même moment on fouillait la domus de l’hôpital à Carhaix, témoigne le chercheur brestois. Après analyse, on s’est aperçu que les blocs employés dans sa construction venaient bien de Locuon. En fait, 90 % du granit utilisé dans la construction de Vorgium vient de là. Il s’agit d’une pierre blanche, qui devait rappeler les marbres et les calcaires utilisés dans d’autres parties de l’empire romain. C’est extraordinaire qu’on a mis autant de temps à s’apercevoir de l’existence d’un tel site. C’est tout le côté passionnant de l’archéologie et on se dit qu’il y a encore beaucoup à découvrir.” Locuon a ensuite été partiellement fouillé, l’équipe de Jean-Michel Éveillard mettant au jour l’habitat des carriers, des tronçons de colonnes et une petite statue, peut-être une déesse-mère à laquelle les ouvriers vouaient un culte. “Pendant les grands chantiers de Vorgium, il devait y avoir une activité régulière et intense. Le site se trouve près d’une voie romaine, par laquelle il faut treize heures environ pour rejoindre la ville en chariot. Pendant les périodes de creux, les carriers taillaient des sous-produits comme des meules ou des autels, dont on a quelques exemples dans le village et à l’intérieur de l’église.”
La prise de conscience de l’importance de Carhaix, à l’époque gallo-romaine, est sans doute une des avancées majeures de la recherche depuis les dernières années. Des chantiers d’envergure y ont été menés, comme la mise en valeur de son aqueduc ou la fouille de l’hôpital dans les années 1990. Depuis plusieurs années, Gaétan le Cloirec, de l’Institut national pour la recherche en archéologie préventive (Inrap) dirige l’été les fouilles de la future réserve archéologique de Carhaix et effectue régulièrement des sondages sur l’ensemble de l’agglomération. “Vorgium a joué un rôle que n’ont pas eu d’autres agglomérations d’Armorique. De par son étendue et sa population qui a pu s’élever jusqu’à quinze mille personnes, elle se classe parmi les principales villes de l’ouest de la Gaule. La construction d’un aqueduc, la densité du réseau de voies antiques sont autant d’éléments prouvant son dynamisme.” Certains spécialistes estiment que le développement de Carhaix a également une portée symbolique. “Carhaix/Vorgium est la cité la plus occidentale de la Gaule, précise Jean-Yves Éveillard. Elle est en quelque sorte une frontière. La valoriser pour les Romains, c’est peut-être montrer leur mainmise sur le monde connu et ses bornes.”
Les découvertes archéologiques devraient donc être encore nombreuses à Carhaix dans les années à venir, d’autant que le champ d’études a été étendu à tout le centre Bretagne, où une vaste prospection est en cours. “Nous avons beaucoup progressé, indique l’archéologue Alain Provost qui y participe. On connaissait Carhaix, mais relativement peu les campagnes alentours. On s’aperçoit qu’il existe autour de l’agglomération romaine un réseau de vastes villas, même si elles sont plus éloignées de la ville que dans les cas de Rennes ou Corseul. On commence à voir les réseaux qui irriguaient la ville.” Ainsi, la production de terre cuite se faisait dans les zones de Langonnet et de Glomel, où de vastes ateliers de tuiles et de vaisselle ont été trouvés. Un grand sanctuaire, sans doute très bien conservé, a aussi été localisé à la limite entre les territoires osisme et vénète. Plusieurs villas ont également été situées dans la région de Langonnet. Outre les travaux agricoles, une partie de leurs revenus provenait vraisemblablement de l’extraction de l’étain, un métal très prisé dans l’Antiquité. “L’empire romain a une consommation énorme de bronze, dont l’étain est l’une des deux composantes, souligne Jean-Yves Éveillard. Les mines d’Armorique ont dû générer de nombreuses richesses et expliquent aussi la prospérité de ces cités.”
Les salaisons de poisson
Les exploitations de salaisons de poisson sont sans doute l’une des meilleures illustrations de l’intégration de l’Armorique aux grands flux commerciaux de l’empire romain et, particulièrement, de la richesse des Osismes. Elles se concentrent essentiellement dans le sud-ouest de la péninsule, entre la baie de Douarnenez et la ria d’Étel, des zones riches en réserves halieutiques. Un des principaux sites a été mis en valeur sur les falaises des Plomarc’h, à Douarnenez. D’autres cuves sont en cours de fouille dans la ria d’Étel. Ces établissements commencent à être particulièrement bien connus grâce aux recherches effectuées depuis plusieurs années. “Ce qui est exceptionnel dans cette zone, c’est la qualité de la documentation, souligne Jean-Yves Éveillard qui a réalisé une importante étude sur ces établissements de salaisons. Il existe en effet un fort potentiel archéologique que nous n’avons pas fini d’exploiter, de nombreux sites n’ayant pas été fouillés. Il existe une documentation écrite et artistique avec notamment les inscriptions de la plage du Ris, à Douarnenez et un certain nombre de statues de dieux qui devaient être invoqués pour faire prospérer l’activité.” Par ses dimensions, l’établissement de Douarnenez est l’un des plus grands fouillés dans le monde romain.
Ces établissements servent à préparer le poisson – ici essentiellement la sardine -, qui est ensuite conditionné sous forme de sauces (garum) ou de pâtes (alec). L’une des grandes interrogations concernant cette activité concerne le sel, qui a été ici abondamment consommé ; car, si on connaît bien des ateliers gaulois de production de sel marin, aucun site n’a été trouvé pour la période gallo-romaine en Bretagne. “Il pouvait venir de très loin, même de la péninsule ibérique, explique Jean-Pierre Bardel qui a supervisé la restauration des Plomarc’h. À Douarnenez, nous avons trouvé un rouleau conique sur le site. Peut-être s’agissait-il d’un instrument destiné à écraser et affiner le sel, qui avait pu arriver sous forme de blocs.” La question du transport de ces salaisons s’est également longtemps posée, les archéologues n’ayant trouvé que peu de vestiges d’amphores. D’autre part, aucun atelier de potier n’a été recensé à proximité. Les spécialistes s’accordent donc à penser que les produits étaient entreposés dans des tonneaux de bois, une invention gauloise, qui ne nous ont pas laissés de traces.
À qui étaient destinées ces salaisons, dont la production dépasse largement les besoins de la consommation locale ? Plusieurs indices laissent à penser qu’elles étaient exportées vers le Rhin et l’île de Bretagne, à destination des militaires stationnés sur le limes – les frontières fortifiées -, même si aucun texte ou contrat n’a été retrouvé. “On a mis au jour plusieurs statues de “cavaliers à l’anguipède” dans le sud-ouest de la Cornouaille, souligne Jean-Yves Éveillard. Or, c’est un type de statuaire très répandu dans la vallée du Rhin. On peut imaginer que des artistes rhénans sont venus en Armorique à la faveur d’échanges commerciaux et les ont fabriquées.” Car la production du garum a généré toute une économie sur le littoral cornouaillais. Il faut en effet imaginer les dizaines de pêcheurs de la baie de Douarnenez, du Cap Caval et du sud de la Cornouaille qui fournissent ces établissements, où travaillent de nombreux ouvriers. “Il existe également une caste d’entrepreneurs et de propriétaires pour ces établissements, ajoute Jean-Yves Éveillard. Ils sont d’ici ou viennent du monde méditerranéen, comme l’indique l’inscription découverte sur la plage du Ris de Douarnenez. Ils ont d’ailleurs sans doute investi dans la terre et possèdent des villas agricoles aux alentours, notamment dans le Porzay. Ils apprécient les objets luxueux, importés parfois d’Italie ou du sud de la Gaule et alimentent un véritable marché de l’art local. La forte romanisation de la pointe sud-ouest de la péninsule a donc attiré des artistes et des sculpteurs.”
La réorganisation des campagnes
La création de villes, le développement économique général ont créé de nouveaux besoins et de nouveaux marchés. Quelques décennies après la conquête, les campagnes d’Armorique évoluent. Des domaines vont apparaître, notamment pour alimenter les nouvelles agglomérations. Ainsi, à Pacé, les archéologues ont mis au jour, au printemps 2007, une ferme à quelques kilomètres du centre-ville de Rennes. Le complexe comprend un vaste bâtiment de près de cinq cents mètres carrés, à galerie, entourant une cour intérieure. Construit en bois et en terre, cet habitat daterait du tout début de notre ère, vers l’an 0. À côté s’élevait un long bâtiment de bois, soutenu par des poteaux dont le diamètre pouvait atteindre cinquante centimètres. Il s’agissait sans doute d’un grenier. Preuve du statut du propriétaire, l’entrée du domaine est délimitée par un mur de pierre de près de quatre-vingt-dix mètres de long. Un petit sanctuaire se trouvait au milieu, entouré de deux enclos sans doute à vocation votive. “Le plan du bâtiment principal correspond plutôt aux domus urbaines de l’époque, avance Laurent Paez-Rezende, responsable de la fouille. Il est donc étonnant de découvrir ce genre d’habitation en milieu rural, d’autant que cela ne correspond pas aux fermes indigènes gauloises, ni aux grandes villas édifiées à la fin du ier siècle de notre ère. Il s’agit plutôt d’un modèle intermédiaire, encore peu connu. Sa construction va d’ailleurs de pair avec la réorganisation impériale de la Gaule et les réformes fiscales et foncières d’Auguste. Il s’inscrit alors dans la dynamique du nouveau chef-lieu des Riedones.” Les bâtiments périclitent d’ailleurs à la fin du ier siècle, alors que se développent les grandes villas gallo-romaines. Définitivement abandonné dans le courant du iie siècle, le site retourne à des activités agricoles. Les parcelles sont alors redistribuées. Les archéologues ont d’ailleurs constaté avec étonnement que le découpage de ces champs s’est maintenu jusqu’au remembrement, près de dix-huit siècles plus tard ! “Il est exceptionnel de constater une telle fixation d’un paysage”, explique l’archéologue.
Contrairement à son sens moderne, le mot villa, dans le monde romain, n’a pas le sens d’une villégiature mais désigne de vastes domaines ruraux qui résultent d’une accumulation foncière, sans qu’on sache si elle s’est faite au détriment de petits paysans ou en les employant. Ces domaines se développent dans la seconde moitié du ier siècle. Ils ont commencé à être étudiés en Bretagne dans les années 1980, avec la fouille de la villa de Châtillon-sur-Seiche par Alain Provost. “Le développement du domaine, explique celui-ci, semble parallèle à la prospérité de Rennes. Il se traduit par un côté ostentatoire certain : dès la fin du ier siècle, des bâtiments maçonnés apparaissent, puis on rajoute des ailes et une galerie en façade.” Les villas gallo-romaines comportent en effet une partie réservée aux activités agricoles et une autre résidentielle. On ne sait dans quelle mesure les riches propriétaires de ces villas résident dans leur domaine, car ils séjournent également dans leurs propriétés urbaines. Ils investissent cependant dans leur villa, comme en témoigne le luxueux pavement découvert à Taden en 2005, près de Dinan. Parfois, l’activité du domaine n’est pas qu’agricole, comme au Quiou, dans les Côtes-d’Armor. Située dans la mer des Faluns, l’une des rares zones calcaires de Bretagne, une grande villa est actuellement en cours de fouille et sera mise en valeur pour le public. Outre l’agriculture, on y produisait également de la chaux, sans doute destinée aux bâtiments de Corseul, toute proche.
Les voies de communication
Si l’Armorique a pu se développer aux premiers siècles de notre ère, c’est en raison de l’amélioration des moyens de communication, même si ceux-ci étaient déjà fort performants dans la Gaule indépendante. Les communications terrestres nous sont de mieux en mieux connues, même si bien des clichés demeurent attachés aux fameuses “voies romaines”. Il vaut en effet mieux oublier l’image de routes pavées, qui n’ont en réalité existé qu’aux abords immédiats de quelques villes. Les Romains réorganisent le réseau routier gaulois, construisant de vastes voies entre les chefs-lieux de cité. Puis, des réseaux secondaires raccordant les agglomérations secondaires et les campagnes. Gilles Leroux, de l’Inrap, a étudié une importante portion de la voie entre Vannes et Nantes, à Allaire dans le Morbihan. “Il s’agit d’une voie principale, qui a une emprise de vingt-cinq mètres de large. Tout le monde n’avait pas le droit de l’emprunter, elle était destinée aux personnages importants, au courrier impérial, aux troupes, aux collecteurs d’impôts. Nous avons cependant constaté que les bas-côtés étaient aménagés pour un autre type de trafic. Du bétail y a ainsi circulé.” Ces routes étaient solidement construites, avec des lits de cailloutis et d’arène granitique. Les terrains étaient drainés. “Les ingénieurs du service des routes du Morbihan ont fait des tests de résistance à Allaire, explique Gilles Leroux. En période sèche, cette voie romaine aurait correspondu aux normes actuelles de nos départementales ! C’est dire la qualité des ingénieurs et des géomètres romains.”
Le trafic maritime et fluvial a sans doute constitué le meilleur vecteur commercial. Il se faisait par cabotage, le long des côtes où se trouvaient un certain nombre de ports (Rezé, Nantes, Vannes, Étel, Quimper, Le Conquet, le Yaudet, Alet, etc.). “Il faut imaginer un trafic en “sauts de puces”, explique Mikael Batts, du sra. C’est notamment le cas entre la côte nord de la péninsule et l’Angleterre, les îles anglo-normandes jouant un rôle de relais. On a d’ailleurs fouillé une épave antique de forte dimension à Jersey.” De même, le Yaudet, étudié par Patrick le Galliou et Barry Cunliffe a pu servir de port-relais et d’entrepôt entre le continent et l’île de Bretagne.
Ces ports pouvaient constituer des agglomérations déjà importantes, comme c’est le cas à Locmaria/Quimper. La volonté d’organiser et de mettre en scène le paysage est évidente dans cette petite ville fouillée depuis plusieurs années par Jean-Paul Le Bihan. Les marins qui remontaient l’Odet découvraient d’abord une grande villa sur la colline dominant la rive ouest puis, en fond d’estuaire, la petite agglomération qui couvrait deux mille cinq cents mètres carrés et devaient accueillir mille à mille cinq cents habitants. “Cela devait avoir une certaine allure, assure l’archéologue. Il y avait la plage où on échouait les navires, bordée de bâtiments administratifs et d’entrepôts. Puis la ville avec des rues parallèles et perpendiculaires. Sur le mont Frugy, une sorte d’acropole, avec des sanctuaires, dominait le tout. Une nécropole, à distance de la ville, s’étendait à mi-pente.”
Alors que Locmaria était jusqu’alors considérée comme une modeste bourgade, les fouilles récentes, notamment dans l’ancien prieuré médiéval, ont démontré que le port et l’agglomération étaient beaucoup plus développés qu’on le pensait. Ainsi, en avril 2007, un sondage a permis de mettre au jour les fondations d’un vaste bâtiment rectangulaire, parallèle à la rive. “Cela peut être un lieu de stockage ou appartenant à la capitainerie. Les dimensions importantes sont un indice de la prospérité de la ville.” L’agglomération s’est bâtie sur des terrains préalablement assainis et nivelés, suivant un plan cohérent.
Ce développement s’explique en partie par celui du chef-lieu de cité, Carhaix. “Locmaria a été fondée entre 20 et 30 avant J.-C., mais elle décolle réellement vers 45 de notre ère, c’est-à-dire au moment de la conquête de l’île de Bretagne par les Romains. Cet événement a, semble-t-il, créé un appel fantastique au niveau du commerce dans l’Atlantique et dans la Manche. La croissance de Carhaix entraîne également une forte demande de produits. Ceux-ci proviennent de l’Espagne et du sud de la Gaule vers la côte sud de la péninsule et ses ports, dont Locmaria a dû être l’un des principaux.”
Un autre site témoigne des richesses de ce trafic au long cours qui passait sur les côtes bretonnes : Mané Vegen, en Plouhinec, dans la ria d’Étel. Alors que les archéologues pensaient qu’il s’agissait d’une résidence, ils se sont rendu compte qu’il pouvait plutôt s’agir d’un bâtiment collectif. “Nous n’avons pas retrouvé d’appartements, assure Alain Provost qui dirige la fouille. Par contre, il y a des salles très richement ornées qui ont pu servir d’espace de réception. Nous avons ainsi découvert des décors dont l’apparat surprend : pintades peintes au plafond (une première dans le monde romain), décors en relief avec des personnages peints et des grappes de raisin dorées à l’or fin. Il s’agit de thèmes de la mythologie bachique très à la mode au début du IIIe siècle de notre ère, lorsque ces bâtiments ont été édifiés.” L’espace des entrepôts était aussi très développé, ce qui fait penser aux archéologues qu’il s’agit d’un site appartenant à un riche particulier mais qui n’y réside pas ou d’un lieu collectif, géré par des négociants. Ceux-ci pouvaient d’ailleurs venir de fort loin : les décors géométriques retrouvés dans le tablinium sont courants en Orient, pas du tout sur la façade atlantique. “La navigation était active à l’époque dans la ria d’Étel, qui est un excellent havre et un bon point de chute pour faire ensuite remonter des marchandises vers Carhaix, Vannes et Quimper. Reste à savoir ce qui était entreposé à Mané Vegen. Il existait des cuves de salaisons à Étel. Peut-être s’agissait-il de bâtiments appartenant à des grossistes qui faisaient venir des produits du bassin méditerranéen ?”
Alors qu’on a longtemps pensé que la péninsule armoricaine était un territoire marginalisé à l’extrême occident du monde romain, les découvertes récentes corrigent cette vision, nous montrant au contraire une péninsule intégrée au commerce international entre l’Europe du nord et le monde méditerranéen. Outre ses productions locales qu’elle exporte, comme les fameuses salaisons du sud-ouest de la Cornouaille, l’Armorique semble donc capter une partie des richesses qui transitent au large de ses côtes. Ce développement va pourtant connaître un coup de frein brutal à la fin du IIIe siècle après J.-C. Des pirates germains font des descentes dans la Manche et l’Atlantique. Des troubles intérieurs sèment l’insécurité dans toute la Gaule. Le site côtier de Mané Vegen est ainsi en partie incendié, comme le grand temple de Mars à Corseul. L’établissement des Plomarc’h périclite. Quant aux grandes villas agricoles, nombre d’entre elles sont abandonnées à cette période. Les principales villes se dotent de solides murailles qui vont d’ailleurs servir les siècles suivants.
L’Antiquité tardive et le début du Moyen Âge sont une période de transition pour la péninsule. Une nouvelle religion apparaît, le christianisme, l’autorité romaine se délite, même si, comme à Carhaix, des signes de reprise économique sont observables au ive siècle. De nouvelles populations viennent s’installer, de nouveaux cadres culturels et politiques apparaissent. L’Armorique devient la Bretagne, ce qui est une autre histoire, sur laquelle l’archéologie devrait, là aussi, nous apporter de précieux renseignements dans les années qui viennent.
Pour en savoir plus :
Trois grandes synthèses : La Bretagne romaine, Louis Pape, Éditions Ouest-France, Rennes ; L’Armorique romaine, Patrick Galliou, Éditions Armeline, Crozon ; L’Architecture romaine dans l’Ouest de la Gaule, Yvan Maligorne, Presses universitaires de Rennes.
À lire également, Carhaix, deux mille ans d’histoire au cœur de la Bretagne, Éditions ArMen, Telgruc-sur-Mer, 2005.
Une nouvelle revue, Aremorica, est éditée par le crbc de Brest. Elle a pour ambition de dresser le bilan annuel des recherches sur l’Armorique romaine et qui seront exposées chaque année au cours d’une journée d’études. Le premier numéro, de l’année 2007, vient de paraître.
Après des fouilles, plusieurs sites gallo-romains ont été mis en valeur et sont visitables dans les cinq départements bretons. En Ille-et-Vilaine, on peut ainsi découvrir le rempart gallo-romain de Rennes, fouillé par Dominique Pouille, aux portes Mordelaises, en bas de la place des lices. Dans le centre commercial de la Visitation, toujours en centre-ville, les passants peuvent admirer la réplique d’un autel de terre cuite, découvert lors des récentes fouilles et datant du bas Empire.
Sur les mille quatre cents mètres du rempart d’origine, seuls quelques tronçons sont conservés à Alet, notamment sur la partie faisant face à Saint-Malo. La “cité” a, il est vrai, beaucoup souffert lors de la Seconde Guerre mondiale.
L’autre agglomération des Coriosolites, Flanum Martis/Corseul, est située à l’est des Côtes-d’Armor. Le quartier de Monterfil a été mis en valeur, on peut y discerner les fondations de plusieurs bâtiments s’organisant autour d’une grande rue centrale, délimitée par des colonnes reconstituées. On peut aussi visiter le temple de Mars, situé sur une colline voisine. Une partie de la cella est encore en élévation. La mise en valeur des anciens bâtiments est, en revanche, plus soumise à caution, les architectes chargés de l’opération n’ayant guère suivi les recommandations des archéologues. Un espace d’exposition est enfin aménagé dans la mairie de Corseul. Sur le littoral trégorrois, à Locquirec, on peut se faire une idée du mode de vie des (riches) romains en visitant les termes du Haut Golo. Il s’agissait d’une dépendance d’une villa bâtie face à la mer. À proximité de Lannion, toujours, l’éperon fortifié du Yaudet offre de très beaux panoramas sur l’estuaire du Léguer. Quelques vestiges romains y sont visibles.
Plusieurs tronçons de l’aqueduc de Carhaix ont été restaurés. Un sentier de randonnée permet d’ailleurs d’en suivre le tracé, sur plusieurs kilomètres, de Paule jusqu’à la capitale du Poher où, prochainement, les vestiges découverts dans les anciens terrains Le Manach, devraient être restaurés et présentés au public. Quelques objets découverts lors de fouilles sont également visibles en mairie et à l’office de tourisme. C’est peu pour une cité qui a compté parmi les plus importantes d’Armorique. On peut également visiter l’ancienne carrière romaine de Locuon, où les entailles de carriers pour débiter les gros blocs de granit sont toujours visibles après presque deux millénaires.
À Douarnenez, l’ancien établissement de salaisons des Plomarc’h est l’un des plus étonnants vestiges romains mis en valeur en Bretagne. À l’instar du futur site de Mané Vegen, en Plouhinec dans le Morbihan, si les pouvoirs publics décident d’y exposer les fabuleux décors et les objets trouvés lors de la fouille en cours d’achèvement. L’important succès remporté par les journées portes ouvertes et les visites estivales illustre l’intérêt porté à ce lieu par le public. Autre site d’importance, la chapelle Sainte-Agathe à Langon devrait être mise en valeur. Ces anciens thermes gallo-romains abritent en effet des fresques miraculeusement conservées.
Dans les anciens chefs-lieux des Vénètes et des Namnètes, Vannes et Nantes, seuls quelques tronçons des murailles gallo-romaines témoignent de cette époque. À l’inverse de Rezé, de l’autre côté de la Loire où un parcours permettant de découvrir les vestiges romains découverts ces dernières années a été aménagé.
Le musée départemental breton de Quimper, le musée de Bretagne à Rennes, le musée d’Obrée et le château des ducs de Bretagne à Nantes exposent des collections archéologiques gallo-romaines. On ne peut que regretter l’absence d’un grand musée archéologique dédiée à l’Antiquité de la péninsule, comme cela existe dans d’autres régions.