A a demande de plusieurs personnes, je met en ligne un article sur le colloque de Rennes, publié il y a un peu plus de deux ans, sur les grèves de la faim en Irlande du Nord. Ca reste intéressant à bien des points.
Durant l’automne 1981, le monde entier s’est ému de voir une dizaine de prisonniers républicains irlandais se laisser mourir de faim, sous le regard inflexible du Premier ministre britannique Margaret Thatcher. Trente ans plus tard, à Rennes, une conférence internationale est revenue sur cet événement, avec notamment le témoignage de Laurence McKeown, un ancien gréviste de la faim.
Le 10 avril 1981, le monde entier découvre le visage christique de Bobby Sands, un officier de l’Armée républicaine irlandaise (Ira) provisoire, entrée en grève de la faim dans la prison de Maze, à Belfast. Épuisé par quarante-et-un jours de jeune, il vient d’être élu député à Westminster. Cheveux longs, visage émacié, nu sous une couverture, il meurt quelques semaines plus tard, le 5 mai. Dans les mois qui suivent, jusqu’au 20 août, neuf autres républicains décèdent des suites de grèves de la faim. Des manifestations éclatent dans le monde entier, propulsant le conflit nord-irlandais, que d’aucuns jugeaient anachronique dans une Europe en pleine construction, sur les devants de l’actualité internationale. “Les grèves de la faim de 1981 sont l’aboutissement de plus d’une décennie de troubles”, rappelle l’historien Jean Guiffan. À la fin des années 1960, les catholiques nord-irlandais sont en effet victimes de discrimination de la part de la majorité protestante. Ils s’inspirent du mouvement des droits civiques des Noirs américains pour faire valoir leurs revendications. Mais, dès 1969, les violences intercommunautaires poussent le Gouvernement à envoyer l’armée britannique s’interposer. En 1972, le mouvement des droits civiques disparaît après la tuerie du Bloody Sunday, lors duquel, à Derry, des paras britanniques tirent sur une manifestation pacifique, mettant fin à tout espoir de règlement dans la paix. Entre-temps, la vieille Ira s’est réorganisée, notamment la faction dite “provisoire”. Elle entend défendre les quartiers catholiques contre les milices protestantes. Mais les républicains sont encore très minoritaires dans la communauté catholique qui vote en majorité pour les modérés du parti nationaliste sdlp (Socialist and Democratic Labour Party). “Les attentats se multiplient de part et d’autre, rappelle Jean Guiffan. L’Ira mène aussi une véritable guérilla contre l’armée britannique, présentée comme une force d’occupation. À la fin des années 1970, on compte plusieurs centaines de prisonniers républicains, qui réclament un statut politique, abrogé depuis 1976.”
Parmi les conférenciers présents à Rennes se trouvait l’écrivain, universitaire et scénariste, Laurence McKeown. En 1981, était incarcéré à Maze. Entré à 17 ans dans l’Ira, en 1973, il est arrêté en 1976 et ne sera libéré qu’en 1992, après avoir obtenu un doctorat à l’université Queen’s de Belfast. “Nos revendications portaient sur cinq points dont les principaux étaient le refus de porter l’uniforme des droits communs ; le refus du travail imposé aux prisonniers, le droit de nous réunir entre politiques.” Il entame sa grève de la faim peu après celle de Bobby Sands et ne s’alimente pas pendant cinquante-trois jours. Il aurait dû être le onzième prisonnier décédé, si les républicains n’avaient pas mis un terme au mouvement sous la pression des familles et de l’Église. “Aujourd’hui, sans esprit de revanche, je veux témoigner de ce qu’a été cette lutte, de la violence des gardiens, de l’immense joie qu’a été pour nous l’élection de Bobby Sands. Après les grèves de la faim, les choses ont évolué. Par notre volonté, nous avons gagné le respect de nos adversaires.” Il a notamment co-écrit le scénario de H3, un film ultraréaliste qui plonge le spectateur dans l’univers carcéral de l’époque.
Des conséquences politiques
Les grèves de la faim ont d’autant plus marqué la mémoire des républicains irlandais qu’elles ont correspondu à un étonnant mouvement de bascule au niveau politique, qui apparaît flagrant trente ans plus tard. À la fin du mouvement, fin 1981, Margaret Thatcher pense avoir gagné et brisé le mouvement républicain. À propos des grévistes de la faim, elle n’a cessé d’affirmer : “Un crime est un crime, ce n’est pas politique”. Pour Jon Tonge, professeur de sciences politiques à Liverpool, “il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. Dans les années qui suivent, les prisonniers républicains vont obtenir ce qu’ils réclamaient.” La politique de criminalisation des prisonniers républicains se révèle un échec et les dirigeants britanniques comprennent que le problème est politique. Suite au processus de paix des années 1990, les prisonniers politiques des deux bords seront libérés. “En 1998, rappelle Jon Tonge, les derniers prisonniers de l’Ira provisoire et de l’Inla sortent. Il est à noter qu’il y a eu très peu de récidives, à peine 3 %.”
De plus, l’image internationale de la Grande-Bretagne s’est détériorée après la mort des grévistes de la faim. En 1981, mille deux cents manifestations de soutien sont organisées en leur faveur, en Irlande et dans le monde entier. Partout, on donne à Bobby Sands des noms de rue, notamment en Bretagne. En fait, même si, dans un premier temps, la violence s’accroît — avec un pic dans les années 1981-1983 —, la mort de ces dix républicains va accélérer certains processus politiques. Les dirigeants britanniques comme ceux d’Irlande du Sud comprennent qu’il faudra négocier, ce qui sera rendu possible après le départ de Thatcher. Après l’élection de Bobby Sands, les républicains prennent, eux, conscience de leur potentiel politique et électoral. Jusqu’en 1994, leur stratégie sera désormais “un fusil dans une main, un bulletin de vote dans l’autre”. Peu à peu, leur mouvement, le Sinn Féin provisoire, rattrape électoralement les modérés du sdlp ; Le Sinn Féin est devenu le principal parti de la communauté catholique en 1998. Aujourd’hui, il pèse un quart des voix en Irlande du Nord, toutes communautés confondues. “Les grèves de la faim ont légitimé les républicains dans leur communauté. À l’extérieur, elles ont constitué un moyen de mobilisation très efficace, analyse Jon Tonge. Le sacrifice de Bobby Sands et de ses compagnons a permis l’insertion des républicains dans le jeu politique et donc, leur légitimité à négocier. Il s’inscrit dans le long processus qui a abouti aux accords de paix, même si ceux-ci restent fragiles en raison des dissidents.” Spécialiste des murals, ces grandes fresques urbaines, Jean Guiffan remarque d’ailleurs que si les grévistes de la faim sont toujours représentés, on croise de plus en plus de thèmes pacifiques. “Le footballeur Georges Best remplace peu à peu Bobby Sands”, constate-t-il.