Issue de la haute aristocratie, madame de Saint-Pierre achète le manoir de Menez Kamm à Spézet, en 1908, et en fait son repère. Personnage totalement atypique, grande voyageuse, femme de lettres et militante bretonne, elle va marquer cette commune des Montagnes Noires.
Sa silhouette quelque peu râblée, son chapeau de chasse difforme comme son breton assez particulier ont profondément marqué les mémoires de Spézet, où on la surnomme encore volontiers Ar C’hilhog, le « coq »… Non sans affection ! Soixante ans après sa mort, Geneviève « Vefa », de Saint-Pierre, reste un personnage haut en couleur pour cette commune où elle avait choisi de s’installer en 1908, au manoir de Menez Kamm, donnant naissance à une dynamique culturelle qui dure toujours.
Geneviève de Méhérenc de Saint-Pierre est née dans une des grandes familles royalistes bretonne, le 14 mai 1872. Docteur en droit et vicomte, son père désespère alors de voir son champion, le comte de Chambord, monter sur le trône malgré une assemblée acquise en majorité à ses idées. Loin de ses contingences, la cinquième de la fratrie est élevée comme un garçon au château du Bois de la Salle, à Pléguien, entre Paimpol et Guingamp. A 18 ans, elle envisage de sa faire religieuse, fait son noviciat, milite au Sillon, puis part pour une mission en Equateur en 1899. Elle revient en 1905, dans une Bretagne en pleine ébullition avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Elle a alors 33 ans, n’a pas prononcé ses vœux définitifs et choisit finalement de quitter les ordres. Dans son milieu, la décision fait jaser. Mais mademoiselle de Saint-Pierre a une très forte personnalité et n’en a cure.
Maison Blanche et caribous
Au grand soulagement de sa famille qui tient à éviter tout scandale, elle traverse l’Atlantique en 1906, dans le but de prouver que son aïeul, l’amiral de Saint-Pierre, a été membre de l’ordre de Cincinnatus, réservé aux compagnons de l’indépendance des Etats-Unis. Son humour et son caractère direct font mouche auprès des Américains. Elle est même reçue par Théodore Roosvelt, le président américain, à la Maison Blanche.
Trois sangliers en quelques minutes
Elle profite de son séjour pour chasser en Amérique du Nord, d’abord des élans et des caribous et même des grizzlis. L’aristocrate bretonne commence à faire sensation. En 1910, elle épouse Joseph-Marie Potiron de Boisfleury, mais le couple ne dure guère et se sépare au bout de quelques semaines. Vefa de Saint-Pierre est trop indépendante et atypique pour mener une vie d’aristocrate « rangée ». Pour s’en faire une idée, chose rare, elle tue, le 20 octobre, trois sangliers en quelques minutes alors qu’elle était isolée. Elle en fera un trophée et l’une des décorations de Menez Kamm, acquis en 1908 à Spézet. Quelques semaines plus tard, alors qu’elle surprend un braconnier, ce dernier baisse son pantalon en croyant l’impressionner. Il en faut plus pour perturber la demoiselle de Saint-Pierre qui sort un colt ! Le larron prend ses jambes à son cou !
Ardente Bretonne
En s’installant à Menez Kamm, Geneviève devient peu à peu Vefa. Elle apprend le breton et se passionne pour l’histoire de son pays. Son accent déconcerte les gens du pays, mais ils sont flattés qu’une aristocrate, dotée d’une fortune conséquente, s’intéresse à une langue dont l’usage est alors combattu par les autorités. Par la suite, Vefa de Saint-Pierre encourage les cours de breton dans les écoles privées de la région et, surtout, l’alphabétisation des enfants dans leur langue maternelle, ce qui a des effets très positifs sur leur éduction.
Elle adhère aussi à de nombreuses associations bretonnes, dont le mouvement catholique Bleun Brug de l’abbé Perrot, l’Union régionaliste de Bretagne ou le Gorsed des druides de Bretagne. Elle y est intronisée en tant que bardesse Brug ar Menez Du, la « Bruyère des Montagnes noires ». Elle joue un rôle non négligeable dans le grand mouvement populaire qui préside à la reconstruction de l’abbaye de Landévennec.
Figure spézétoise
Vefa de Saint-Pierre a aussi été une grande voyageuse. Dans les années 1920, elle fait un tour du monde, dont elle fait des compte-rendus dans la presse catholique. Elle participe également à plusieurs congrès celtiques et, en 1932, est à Dublin, pour le congrès eucharistique qui rassemble plusieurs centaines de milliers de personnes. A ce moment, Vefa de Saint-Pierre est passionnée par une révolution irlandaise qu’elle souhaite transposer en Bretagne et se rêve en comtesse Constance Markievicz.
Après la guerre, Vefa de Saint-Pierre s’installe en partie à Saint-Brieuc, le « Celtic hôtel », et se lie d’amitié avec l’abbé Louis Le Floch, autre défenseur de la cause bretonne. Dans les années1960, elle exprime le souhait que son manoir adoré de Menez Kamm devienne un foyer culturel « chrétien, celtique, breton ». Dans les années 1970, Yannick Baron et Yann Goasdoué en font un lieu étonnant d’où sortent de nombreuses initiatives culturelles, à commencer par Coop Breizh qui fête ses 60 ans cette année.
Encadré : le manoir de Menez Kamm
En 1908, Vefa de Saint-Pierre vend une partie de ses riches terres du Goëlo pour acquérir le domaine de Menez Kamm, « la montagne boiteuse », un relais de chasse, dans les Montagnes Noires, avec ses bois, ses tourbières et ses collines escarpées. Comme le souligne Claire Arlaux, auteure de la biographie de référence sur Vefa de Saint-Pierre, c’est un cauchemar pour l’agriculture, mais un paradis pour la chasse et la pêche. Elle l’achète pour 180 000 francs de l’époque au marquis de Ploeuc qui l’avait lui-même acquis auprès d’un personnage lui aussi original, sir Henri Moulton. Ce peintre américain, installé en Europe, était également un passionné de chasse et Vefa de Saint-Pierre a conservé plusieurs de ses œuvres en décoration. Le domaine appartenait auparavant à un capitaine de négriers nantais, un certain Halma, fort peu apprécié dans le pays car il interdisait de ramasser du petit bois ou de chasser sur ses terres. Mais, en 1843, il est tué par le meunier de Kudel, François Pichon, qui poursuivait un sanglier. Le meurtrier parlera d’un accident et sera condamné à neuf ans de bagne. Il sera soutenu et sauvé de la peine capitale grâce à la mobilisation de notables, notamment de Théodore Hersart de la Villemarqué qui avait collecté un certain nombre de chants populaires auprès de François Pichon. A Spézet, il se dit que le fantôme du capitaine Halma continue de hanter les landes et les bois de Menez Kamm.
Les dates d’une époque
1873. Echec de la restauration royaliste, malgré une opinion publique favorable, le comte de Chambord refusant de renoncer le drapeau blanc
1901. Théodore Roosevelt accède à la présidence des Etats-Unis.
1921. Les 26 comtés du sud de l’Irlande devient un Etat libre. En 1948, la république est proclamée.
1977. Giscard d’Estaing signe la charte culturelle bretonne.
A lire
Claire Arlaux, Vefa de Saint-Pierre, une amazone bretonne, éditions des Montagnes Noires, Gourin, 2016.