La journaliste Inès Léraud et le dessinateur Pierre Van Hove publient une enquête dessinée sur les algues vertes en Bretagne. Un récit fouillé et documenté qui ne s’épargne pas l’humour pour raconter quarante ans de déni sur un véritable problème de santé publique.
Inès Léraud appartient à cette jeune génération de journalistes qui, patiemment, invente de nouvelles formes d’information, tout en ne reniant pas les principes d’investigation du métier et, surtout et essentiellement, en se penchant sur les problèmes du présent, quitte à interroger ceux du passé… Autant dire que la bande dessinée, Algues vertes, l’histoire interdite, dans les librairies le 12 juin, devrait provoquer quelques réactions. Ce qui est heureux au regard de ce scandale environnemental qui dure depuis quelques décennies.
Une histoire impossible ?
Venue s’installer en 2015 en Bretagne, Inès Léraud en avait déjà rapporté un stimulant voyage sonore en kreiz Breizh, diffusé sur France Culture et qui a fait quelque bruit. La jeune femme, d’une voix pondérée, y posait des questions auxquels les acteurs locaux ne pensent même plus. Entre autres : qu’est devenue la société paysanne traditionnelle, avec son identité, ses codes, ses capacités d’autogestion, son rapport à la nature et à l’homme ? Certes, la Bretagne est pleinement entrée dans la modernité depuis la Seconde Guerre mondiale, mais qu’avons-nous fait de notre environnement, de notre paysage et de notre convivialité ? Vaste sujet… C’est pour cela qu’il faut lire Algues vertes, l’histoire interdite, d’Inès Léraud. En 162 pages, la journaliste aborde ce fléau dont on ne parle presque plus… Elle nous livre une synthèse originale, avec des moments cocasses comme les réponses embarrassées des services de l’État, quelques raccourcis, comme sur la réalité du « lobby breton », une vache qui cite Marx et surtout un véritable travail d’investigation sur un phénomène qui a, sans doute, fait beaucoup plus de morts qu’on ne le dit. Joliment scénarisée, cette enquête dessinée remonte le temps, fait parler différents acteurs et donne des éclairages passionnants. On la trouvera en librairie à partir du 12 juin.
Pourquoi avoir travaillé sur ce sujet ?
Lorsque je me suis installée en Bretagne, en septembre 2015, on m’a transmis un épais dossier sur les algues vertes et les morts qu’elles avaient engendrées. Il y avait beaucoup de coupures de presse et d’analyses pertinentes de la personne qui me l’avait transmis. Moi, les morts des algues vertes, j’en avais un peu entendu parler. Je pensais que c’était un délire écolo. Puis, je me suis plongée dans le dossier. Début 2016, j’ai contacté la préfecture des Côtes-d’Armor. J’ai eu un entretien surréaliste avec le chargé de communication – c’est dans le livre – qui, entre réponses nébuleuses ou embarrassées, m’a finalement menacée de porter plainte en diffamation si je publiais cet entretien… Ce qui est totalement antiproductif, puisque c’est le genre d’attitude qui pousse un journaliste à vouloir enquêter plus profondément !
Pourquoi le titre d’histoire interdite ? Après tout, il y a eu des livres ou des articles sur le sujet ?
Je parlerais d’abord même d’histoire impossible. Bien entendu, il y a eu des articles et les livres d’André Ollivro et Yves-Marie Lelay ou, plus récemment, de Alain Ménesguen. En enquêtant, on s’aperçoit que, par exemple, ni prise de sang ni autopsie n’est jamais réalisée immédiatement sur les personnes retrouvées mortes ou évanouies sur le littoral breton, y compris lorsqu’elles sont découvertes dans les zones réputées pour être dangereuses en raison de la présence d’algues vertes en décomposition. On sait pourtant que les algues vertes en décomposition dégagent des gaz toxiques et mortels, mais les autorités sanitaires ne veulent pas voir la réalité. Donc, cette histoire ne peut pas être écrite, car beaucoup d’indices et de preuves ont été supprimés.
Par ailleurs, c’est une histoire interdite parce que, comme on le voit dans l’album, beaucoup de témoins sont mal à l’aise ou ont subi des pressions jusqu’à des colis piégés. Les scientifiques ne peuvent pas travailler sereinement. Les élus ont peur (de se mettre une partie de leur électorat à dos). Il y a des pressions de divers ordres sur les témoins ou les lanceurs d’alerte.
Vous avez subi des pressions ?
Jusque-là, surtout des remarques très désagréables ! On verra si on nous fait un procès, mais j’ai fait un travail journalistique très long (trois ans d’enquête) et rigoureux.
Sur ce sujet, il y a beaucoup de stratégies de contre communication…
En s’attaquant à ce genre de sujet, les réponses gênées des administrations de l’État ont été les plus savoureuses. Les revirements, que je raconte, de certains élus, sont également étonnants. Il y a aussi la stratégie de groupes agroalimentaires pour nier le problème. Ils soutiennent, y compris financièrement, des scientifiques qui délivrent un discours jetant le trouble sur les liens de cause à effet entre agriculture et marées vertes et d’une part, marées vertes et morts humaines ou animale d’autre part. Leurs propos sont diffusés dans tout le milieu agricole. Et donne le sentiment aux agriculteurs qu’il y a un complot contre eux.
Vous comprenez cependant que les agriculteurs peuvent être excédés ?
On parle de cela dans l’album, notamment en évoquant le nombre de suicides dans la profession. Je suis effrayée par le système dans lequel les agriculteurs sont pris en engrenage. Ils s’endettent régulièrement pour accroître leurs rendements. On les sent prisonniers d’un système qui les force à être solidaires de choses auxquelles ils ne croient plus et qui les aliènent.
Ce qui est frappant en Bretagne, c’est que ce territoire a connu une industrialisation à marche forcée dans l’après-guerre. Cela a détruit les communautés paysannes, leurs originalités et leurs identités. Aujourd’hui, ce territoire ne peut plus supporter ce système, et les algues vertes n’en sont qu’un symptôme.