Du Moyen Âge à la révolution industrielle, la fabrication des toiles de lin et de chanvre a assuré la prospérité de nombreuses régions bretonnes, dont la Bretagne centrale, entre Quintin, Loudéac et Pontivy, où étaient conçues les fameuses toiles « bretagnes » exportées en grande partie vers Cadix puis vers le nouveau monde.
La mondialisation n’est pas forcément une chose nouvelle et le riche patrimoine breton, les églises et les calvaires notamment, témoigne aujourd’hui de la prospérité de la péninsule aux XVIIe et XVIIIe siècle, lorsque ses marchands exportaient des toiles dans le monde entier. Ces toiles étaient conçues avec du chanvre, du lin ou un assemblage de ces deux plantes connues depuis la Préhistoire, mais dont la culture et l’utilisation des fibres textile a explosé à partir de la fin du Moyen Âge. En effet, au XIVe siècle, l’incroyable essor du commerce et de la population européen, puis les Grandes découvertes et le développement des échanges transocéaniques nécessitent des surfaces de toiles énormes, pour les vêtements et les draps bien sûr, mais également pour confectionner des sacs destinés à emballer les marchandises et, surtout, pour les voiles des navires.
En quelques décennies, la Bretagne devient l’un des principaux fournisseurs européens de toiles de chanvre et de lin. « Aux Xve et XVIe siècles, la Bretagne est assez densément peuplée, explique l’historien Jean Tanguy. On y trouve une main d’oeuvre abondante pour la culture du lin et du chanvre, ainsi que pour le tissage et le filage. Le climat humide est particulièrement favorable à la culture de ces plantes, ainsi qu’au traitement de leurs fibres. » Par ailleurs, à l’époque, les Bretons sont véritablement les rois des mers. Leurs navires sillonnent tous les ports européens où ils proposent leurs toiles – noyales, crées, olonnes et autres bretagnes - qui sont reconnues et appréciées.
Le développement de l’industrie toilière va de nouveau connaître un nouveau développement aux XVIIe et XVIIIe siècle, avec une explosion de la demande dans les colonies espagnoles d’Amérique du sud. Le Trégor et le centre Bretagne vont singulièrement tirer profit de ce commerce.
Une plante exigeante
Le Trégor devient ainsi une importante zone de production de lin. La culture de cette plante est assez délicate car tributaire des aléas climatiques et de la qualité des sols. Planté au printemps, le lin pousse en « cent jours », durant lesquels il doit croître suffisamment, mais pas trop sinon les fils sont trop fins. La floraison a lieu aux alentours du 15 juin et les champs de lin prennent alors une couleur bleue qui leur donne un aspect de petite mer. Après la récolte en juillet, il faut procéder au rouissage du lin, entre quinze jours et deux mois. La plante est alors exposée au soleil et à la pluie, pour dégrader la pectine qui sert de lien entre les fibres de la paille. Le lin peut aussi être régulièrement trempé dans des bassins ou des cours d’eau pour accélérer ce procédé. Intervient ensuite le teillage qui consiste à séparer la paille des fibres. Le lin teillé était ensuite peigné puis filé.
Depuis la fin du XVIe siècle, le lin cultivé dans le Trégor et le Goélo n’était pas issu d’une souche indigène, mais de graines achetées en Europe du Nord, en Zélande ou dans les pays baltes. Ces graines étrangères fournissaient en effet une tige plus longue et donc plus de filasse. Mais, au bout de trois années, ces souches dégénéraient sur le sol breton et il fallait importer de nouvelles graines. Cette culture générait un commerce international important. Ainsi, en 1750, 7000 barils de graines étaient destinés au Trégor, 3000 au Léon et 2000 au Goélo. Après le rouissage, les paysans de la côte nord recevaient la visite des « linotiers », des petits commerçants qui leur achetaient de la filasse, revendue ensuite aux ateliers du centre Bretagne situés dans un vaste triangle entre Quintin, Loudéac et Pontivy. Ces ateliers indépendants composaient un ensemble économique, la « manufacture des toiles bretagnes », pour laquelle, au maximum de l’activité, près de quarante mille fileuses et cinq mille tisserand travaillaient à la transformation du lin, générant d’importants revenus dans toute la région.
Des toiles bretagnes aux Amériques
De nombreux paysans de la zone s’étaient également spécialisés dans le blanchiment des toiles, au Quillio notamment. Cette opération durait plusieurs mois et faisait beaucoup dans la qualité des toiles qui étaient ensuite conditionnées en balles, des paquets pouvant atteindre jusqu’à cent kilos. Ces marchandises étaient ensuite acheminées vers Saint-Malo qui, au milieu du XVIe siècle, devient le grand port d’embarquement des toiles bretagnes au détriment de Nantes.
Au milieu du XVIIe siècle, les textiles bretons déjà réputés pour leur emploi dans la marine, connaissent en effet un fort engouement dans la péninsule ibérique et, surtout, dans les riches colonies espagnoles d’Amérique. On s’y arrache les bretanas, quintines et autres ponidivi pour confectionner d’agréables vêtements de lin. Des milliers de balles sont exportées chaque année. La plupart des exportations se font depuis Cadix, où les Bretons disposent de réseaux déjà anciens. Il existait une colonie bretonne dans le port de San Lucar de Barraméda depuis le XIVe siècle. A Cadix même, sur la centaine de maisons de commerce françaises recensées vers 1770, les Bretons étaient très bien représentés, notamment les audacieux armateurs malouins qui commercialisent les toiles bretagnes. En retour, ils assurent d’importantes rentrées d’argent dans la cité malouine ainsi qu’en Bretagne centrale, où les commerçants investissent dans la pierre en se faisant construire des maisons de maître et des manoirs.
Un long déclin
Aussi lucratif qu’il soit, ce commerce des toiles centre bretonnes était fragile. Après 1770, l’Espagne relève ses tarifs douaniers, ce qui pénalise les toiles bretonnes soumises désormais à la concurrence de toiles irlandaises et silésiennes. La période d’instabilité ouverte par la Révolution française se révèle fort néfaste pour la manufacture des toiles. Une partie des élites commerçantes disparaît. Par ailleurs, les incessantes guerres déstabilisent le commerce européen.
Surtout, les négociants de toile centre bretons ont préféré placer leur fortune dans la pierre ou dans l’achat de terre. Aucune bourgeoisie industrielle ne s’est vraiment développée dans la péninsule, où il n’existe alors aucune banque régionale a même de fournir des capitaux suffisant à la relance de l’industrie toilière au début du XIXe siècle. La Bretagne, et particulièrement le centre de la péninsule, passe donc à côté de la révolution industrielle et de la mécanisation des industries de textile. La production s’effondre et la manufacture des bretagnes disparaît vers 1840.
Le choc social et économique est énorme. La région s’enfonce dans un marasme qui durera presque un siècle, avant que l’agriculture intensive des années 1950 ne génère à nouveau du développement. Pour l’historien Jean Martin, cet échec a suscité « une véritable dépression collective », qui va se traduire notamment par une grave crise démographique. La région entre Loudéac et Quintin se vide de nombreux habitants. Certaines communes de la zone possédaient ainsi plus d’habitants au début du XIXe siècle qu’aujourd’hui.
Tombée longtemps dans l’oubli, la formidable saga du lin en centre Bretagne laisse cependant un patrimoine civil et religieux important qui est désormais remis en valeur. D’autant plus que, depuis quelques années, on assiste également à une redécouverte de cette plante – bien moins polluante que le coton – pour la qualité de ses textiles ou ses vertus alimentaires.
La maison des toiles à Saint-Thélo
Le petit village centre breton de Saint-Thélo a fait l’objet d’une opération originale de mise en valeur de son passé toilier dans le cadre de l’année du lin en Côtes-d’Armor, en 2006. La maison d’un riche marchand de toiles du XVIIIe siècle a ainsi été transformée en musée. On peut y découvrir les différentes opérations de fabrication de toiles de lin, les principaux débouchés de ces marchandises ainsi que l’itinéraire de grandes familles de la région qui se sont alors enrichies grâce à ce commerce. On y trouve aussi une boutique proposant différents produits issus du lin, dont des vêtements, des cosmétiques et des aliments. Riche en oméga 3, le lin possède en effet bien des vertus méconnues. La maison des toiles propose également des expositions temporaires autours des toiles et accueille régulièrement des artisans ou des artistes travaillant sur les textiles. Très original également, l’artiste japonais Tadashi Kawamata, épaulé par plusieurs étudiants en art, a aménagé un ensemble de maisons de tisserand en œuvre d’art contemporain. Cette « mémoire en demeure » étonnera à coup sur bien des visiteurs.
Renseignements : la Maison des toiles, le bourg, 22460 Saint-Thélo ; Tél. 02 96 56 38 26.