Depuis les années 1990, les magnifiques jardins de Heligan - the Lost Gardens of Heligan - sont devenus l’une des attractions majeures de la Cornouailles britannique. Restaurés par Tim Smit, également à l’origine d’Eden Project (lire ArMen n°145), ils sont à la fois une invitation à découvrir les splendeurs du règne végétal et une initiation à l’écologie.
L’histoire du domaine de Heligan - “les saules”, en cornique - est celle d’un bois dormant réveillé au début des années 1990 par un entrepreneur philanthrope, avant de devenir l’une des attractions touristiques majeures de la Cornouailles britannique. C’est en effet en 1990 que Tim Smit découvre le manoir de Heligan, surplombant le joli petit port de Mevagissey. Le domaine est alors à l’abandon, totalement envahi par la végétation. Comme un explorateur, ce producteur de disque arpente cette jungle végétale, découvrant de nombreuses espèces locales ou tropicales et saisi tout de suite l’intérêt de mettre en valeur ce patrimoine naturel. Avec John Willis, un descendant des anciens propriétaires, il décide de se lancer dans un projet de restauration exemplaire pour ce domaine vieux de quatre siècles. Avec passion et obstination, mais aussi … un pragmatisme tout britannique - la restauration des jardins fera l’objet d’une série télévisée qui va habilement médiatiser le site -, Tim Smit va donc redonner vie à l’un des plus étonnants jardins d’Europe.
L’origine de Heligan remonte à la construction d’un manoir dans des années 1600. Il a été édifié par l’une des grandes familles de l’aristocratie cornouaillaise, les Tremayne. Mais il va surtout prendre son essor aux xviiie et xixe siècles. Entre 1766 et 1914, Henry Hawkins Tremayne, son fils John Hearle, son petit-fils John et son arrière-petit-fils John-Claude Lewis vont dessiner et façonner l’ensemble de parcs, jardins et potagers qui constituent aujourd’hui Heligan. Outre une histoire de famille, ces jardins racontent aussi leur époque et le rapport particulier des habitants du Royaume-Uni avec la nature. À la fin du xviiie siècle, lorsque Henry Hawkins commence ses travaux à Heligan, la Grande-Bretagne domine en effet les mers. Ses vaisseaux ramènent de nombreux végétaux et graines des quatre coins du globe. Nombre d’entre eux débarquent en Cornouailles ou à Plymouth, avant de s’acclimater dans le pays, particulièrement sur la côte sud de la péninsule, où ils bénéficient d’un climat océanique particulièrement tempéré grâce au Gulf Stream. On y débarque aussi des animaux. Le domaine de Heligan a ainsi hébergé des singes dans les années 1920 ! Le développement des grands jardins britanniques tient également à l’émulation qu’entretenaient leurs propriétaires entre eux. Avoir le plus beau jardin répondait bien évidemment à une volonté ostentatoire chez ces riches aristocrates. Sans que cela se limite à une compétition acharnée : il existait en effet de véritables réseaux pour échanger graines, plants et techniques horticoles. Les jardiniers de Heligan étaient en relation avec certains de leurs confrères du Devon, du Somerset et même de Londres.
Ici comme ailleurs, la Première Guerre mondiale marque une rupture. Les jardiniers sont mobilisés et envoyés avec les régiments cornouaillais sur le front. La plupart ne reviendront pas des tranchées. Pendant le conflit, le domaine est mis à disposition des blessés de guerre. Mais après la guerre, la famille Tremayne ne parvient plus à assurer l’entretien du manoir et déménage. Le manoir est divisé en appartement et loué. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il sera même mis à disposition de l’armée américaine. Les locataires du domaine le laissent peu à peu revenir à l’état sauvage. C’est donc dans un triste état que John Willis, descendant des Tremayne, “redécouvre” avec Tim Smit les “jardins perdus” de ses ancêtres. Tim Smit se passionne pour le passé du site. Il est vrai qu’avant de faire carrière dans l’industrie du disque, il a suivi une formation universitaire en anthropologie et en archéologie. Ensemble, ils vont patiemment redécouvrir l’histoire et retracer les plans de ce monument humain et végétal.
Parcs et potagers
Si le premier manoir date du xviie siècle, les Tremayne n’ont ensuite cessé d’agrandir et de reconstruire leur domaine. Mais c’est surtout après 1766, lorsque Henry Hawkins Tremayne hérite de la propriété, que le parc de Heligan va être profondément restructuré. Il crée des espaces d’agrément, mais surtout de culture. Il fait planter des haies et des rangées d’arbres pour protéger ces dernières. C’est à lui que l’on doit les premiers potagers et les premières serres, destinés à l’origine à fournir le domaine en légumes et en fruits. Ces cultures seront étendues au siècle suivant afin de rendre le domaine autonome aussi bien pour les propriétaires que pour leur domesticité. Et de fait, les potagers visibles aujourd’hui à Heligan ont réellement quelque chose d'extraordinaire, tant par leur taille que par la variété des cultures qu’on y trouve. Il a d’ailleurs fallu des mois à l’équipe de restauration pour défricher ces vastes espaces et remonter les serres envahies par les ronces et les fougères.
Le parti pris a été de leur redonner l’aspect qu’ils avaient à la fin de l’époque victorienne, dans les années 1890. Plus de deux cents variétés de légumes, de fruit mais également de fleurs y poussent désormais. Le principal potager possède une forme trapézoïdale et est divisé en espaces réguliers. Au centre, il est traversé par une étonnante allée bordée d’arches de pommiers. Au milieu, les jardiniers s’activent régulièrement. Écologie oblige, tout est en effet fait ici à la main. Le compost et les fumures sont produits localement et les végétaux sont traités sans produits chimiques. Les potagers sont également irrigués naturellement. “À l’époque victorienne, les jardiniers n’avaient pas accès aussi facilement à l’eau que de nos jours, explique un guide à un groupe d’enfants. Ils préparaient le sol pour qu’il absorbe bien la rosée et qu’il conserve les pluies printanières. Certaines plantes en protègent d’autres. Nous avons essayé de retrouver leurs techniques pour cultiver au mieux ces espaces.” Un ensemble d’étangs alimentent par ailleurs le domaine.
Entouré de hauts murs et datant du xviiie siècle, le Melon Yard abrite plusieurs serres et pépinières d’où sortent des melons, des courges de toutes formes et toutes sortes de cucurbitacées. L’endroit a été habilement conçu pour capter la lumière et la chaleur. Les briques emmagasinent la chaleur du soleil et la restituent aux heures froides. On y trouve de plus un étonnant puits d’ananas, le seul conservé en Europe. Il s’agit d’une technique inventée à l’époque victorienne, lorsque la culture de l’ananas était considérée comme la “reine des sports horticoles”. Le dispositif est composé de serres enterrées, bordées par une fosse entourée d’un mur percé de petites ouvertures. On versait dans l’espace central des déjections animales qui, en se décomposant, libéraient de la chaleur sur une longue période. Après sa redécouverte, le puits d’ananas d’Heligan a été restauré et l’expérience a été menée en utilisant quinze tonnes de crottin frais de cheval. Il fonctionne à nouveau : le premier ananas a été obtenu en 1997.
La visite des jardins se termine par les espaces consacrés à la culture des fleurs. Au printemps et en été, ils éclatent littéralement de couleurs. Plusieurs ruches ont été installées. Un guide informe d’ailleurs les visiteurs sur l’importance des abeilles, des insectes malmenés aujourd’hui par la pollution : “Les abeilles sont essentielles au fonctionnement du domaine. Elles fournissent de la cire pour les bougies, du miel pour la consommation et, plus important, un moyen de polliniser et fertiliser l’essentiel des productions des jardins.” Enfin, Heligan possède un petit jardin italien, construit par Jack Tremayne au début du xxe siècle. Il s’agit d’un atrium de style toscan, construit autour d’un bassin. Un lieu particulièrement lumineux, destiné au repos des propriétaires.
Rhododendrons et jungle
L’un des descendants d’Henry Hawkins Tremayne, John Hearle a particulièrement contribué à développer l'horticulture à Heligan. Élu député de Cornouailles, il passait une grande partie de son temps à Londres. Il mettait ses séjours à profit pour l’amélioration de ses jardins. Membre actif de la Royal Horticultural Society, il s’y informait régulièrement des dernières techniques mises au point, avant de les appliquer ensuite en Cornouailles. Il a notamment planté des dizaines de rhododendrons qui constituent aujourd’hui l’une des attractions de Heligan. La collection a ensuite été développée par John, son fils, devenu le propriétaire en 1851. Ce dernier fait ainsi venir des spécimens d’Asie et d’Amérique du Sud. Il était notamment en correspondance avec plusieurs aventuriers et scientifiques qui lui envoyaient fréquemment des plants. Il se lance également dans l’hybridation des rhododendrons afin de créer de nouvelles variétés. Aujourd’hui plus que centenaires, ces rhododendrons atteignent plusieurs mètres de haut. Les plus beaux spécimens sont à voir dans le jardin de Flore (Flora’s Garden), baptisé ainsi en l’honneur de la déesse romaine de la fertilité et des végétaux. Entre janvier et mai, leurs branches offrent au visiteur un spectaculaire foisonnement de fleurs rouges, blanches et roses. Des sentiers permettent de se promener dans cet étonnant labyrinthe végétal. Cette partie du parc fait aujourd’hui l’objet d’une attention redoublée des jardiniers, car plusieurs rhododendrons âgés de cent cinquante ans arrivent en fin de vie.
La dernière création des Tremayne, à la fin du xixe siècle a été l’aménagement d’un petit vallon, la “jungle”, l’un des lieux les plus extraordinaires de Heligan. Il n’a pas été nommé ainsi en raison du fouillis de la végétation, mais parce qu’il abrite plusieurs sortes de plantes tropicales. Protégé du gel et donnant sur la mer, au sud, ce vallon bénéficie en effet d’un microclimat. Son sol est également particulièrement fertile. Du coup, des bananiers, des bambous, des fougères ou des rhubarbes géantes s’y sont particulièrement bien acclimatés. On y trouve également des camélias géants. Le vallon est aménagé comme un jardin japonais, avec des passerelles de bois enjambant les pentes et les différents étangs.
Sensibiliser et éduquer le public
Ouverts en 1992, les jardins restaurés de Heligan accueillent plus de deux cent cinquante mille visiteurs par an. Une soixantaine de personnes travaillent sur le domaine qui pèse de tout son poids dans l’économie cornouaillaise. Se présentant comme un “entrepreneur social”, Tim Smit et le trust qui gère Heligan recrutent essentiellement dans les communautés locales, à l’instar d’Eden Project. Mais les promoteurs d’Heligan n’entendent pas limiter le domaine à un simple jardin, aussi beau soit-il. Pour eux, il s’agit d’utiliser ce succès pour éduquer et sensibiliser le public à l’environnement. Ainsi le Heligan Wood Project est un espace destiné à montrer combien le bois peut être une ressource durable s’il est bien géré. C’est là que sont fabriquées toutes les planches, les barrières ou le mobilier utilisé dans le domaine, ainsi que certains bâtiments légers.
Plusieurs espèces rares de légumes sont cultivées dans le potager, ce qui en fait un véritable conservatoire. Il est aussi un espace de redécouverte des pratiques agricoles, ce qui n’a rien d’une sinécure pour nos sociétés où le rapport à la terre se fait de plus en plus ténu au sein de populations désormais majoritairement urbaines. Les fruits et légumes cultivés à Heligan sont d’ailleurs incorporés dans les produits servis à l’inévitable tea-room du domaine. En proposant des menus bio, des légumes et des fruits variés, les dirigeants de Heligan entendent orienter les visiteurs vers une meilleure alimentation dans leur vie courante. Ils s’inscrivent d’ailleurs dans un vaste mouvement au Royaume-Uni afin de changer les habitudes alimentaires encore trop marquées par une alimentation de mauvaise qualité ou trop grasse. De même, dans tout le domaine, les visiteurs sont sensibilisés à l’importance de la faune et de la flore sauvage pour nos écosystèmes. Il faut en tout cas rendre hommage aux concepteurs de Heligan d’avoir recréé ce magnifique potager et ses étonnants jardins, tout en réussissant à les transformer en attraction touristique majeure.