Dolmens et menhirs font partie du paysage breton et ont contribué à forger une certaine image de la péninsule. On sait aujourd’hui que leur construction remonte au Néolithique, mais la question de leur attribution a longtemps divisé savants et préhistoriens au XIXe siècle, certains les considérant comme des monuments druidiques et celtiques.
L’une des grandes questions de l’historiographie préhistorique du XIXe siècle tient à l’attribution chronologique des mégalithes. Savants et historiens s’interrogent et se déchirent sur la civilisation qui a créé ces monuments imposants. Avec la redécouverte des Celtes au XVIIIe siècle, nombre d’antiquaires vont naturellement leur attribuer la construction des mégalithes, qui seuls paraissent dignes d’une aussi brillante culture. L’anglais William Stukeley estime ainsi que Stonehenge est un monument celtique. La question est d’autant plus sensible en Bretagne que la péninsule possède parmi les plus impressionnants monuments mégalithiques d’Europe. À la fin du XVIIIe siècle, le président de Robien, le grand antiquaire breton de cette période, s’intéresse naturellement à ces étranges pierres levées et à ces intrigantes tables de pierre. Il leur attribue une origine gauloise.
Quelque temps plus tard, l’une des figures de la celtomanie bretonne, Théophile-Malo de La Tour d’Auvergne affirme aussi dans les Origines gauloises que les mégalithes sont d’origine celtique. Pour les désigner, il forge à partir du breton, les termes de menhir (pierre longue) et dolmin (table de pierre), ce dernier terme sera utilisé au pluriel, dolmen par Jacques Cambry dans son Voyage dans le Finistère. C’est cette forme qui sera retenue. Rappelons que, généralement en langue bretonne, les menhirs sont aussi désignés sous le terme de peulvan. L’imagination fertile de La Tour d’Auvergne leur attribue aussi une fonction, celle d’autels où les Celtes se livraient à des sacrifices humains.
La légende noire
La légende noire faisant des mégalithes monuments druidiques est lancée. Dès 1795, une illustration du Voyage dans le Finistère de Cambry représente un auguste druide, juché sur un dolmen et haranguant de musculeux guerriers et d’accortes prêtresses. Par la suite, plusieurs ouvrages vont ancrer cette idée dans l’opinion publique, comme ceux du chevalier de Fréminville, de Maudet de Penhoët, qui voyait dans Carnac un culte au serpent inspiré par l’Égypte, ou de l’abbé Mahé. La mode du romantisme devait encore renforcer ce cliché. Chateaubriand, dans les Martyrs, évoque la druidesse Véléda, avec tous les clichés du genre : forêt de chênes, procession et chants lugubres, dolmen et sacrifice humain.
En 1843, dans son Morbihan, son histoire et ses monuments, Cayot Délandre donne une vision tout aussi sanglante de l’usage des mégalithes : « Partout la pierre brute et colossale était choisie pour y interroger les entrailles des victimes, et pour rendre les oracles en plein air, en face d’un horizon immense, n’ayant au-dessus de leur tête que la voûte des cieux ». Dans les Mystères du peuple, en 1849, le romancier populaire Eugène Sue achève de renforcer la vision des mégalithes « druidiques » dans l’opinion publique. Il fait en effet débuter son récit à Carnac, par une scène de sacrifice humain, avec trois victimes, dont une druidesse de l’île de Sein…
Les débuts de l’archéologie scientifique
Néanmoins, dans les années 1840 et 1850, l’archéologie encore balbutiante va changer la vision des mégalithes. Des archéologues danois, dont Worsae, mettent en place une chronologie dite des trois âges, et attribue les mégalithes aux civilisations de la pierre polie, dont on retrouve des objets dans les dolmens. La fouille de plusieurs dolmens permet de se rendre compte qu’il ne s’agit nullement d’autels, mais de tombeaux. On s’aperçoit alors que ces dolmens étaient enfouis dans des tumulus. En 1853, Mérimée prend la défense de Worsae dans un article du Moniteur intitulé « Sur les Antiquités prétendues celtiques ». Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la vision du mégalithisme évolue donc.
Ces monuments sont attribués à la période du Néolithique, une idée qui se diffuse aussi en Bretagne. Dès les années 1850, plusieurs membres de la Société polymatique du Morbihan adoptent cette théorie et récusent celle du « dolmen-autel ». La Société d’Émulation des Côtes-du-Nord semble avoir renoncé rapidement au caractère « druidique » ou « celtique » des mégalithes. Mais, dans la Société d’histoire et d’archéologie du Finistère, on continue à reprendre ce terme jusque dans les années 1880.
Une certaine image de la Bretagne
Car les partisans des mégalithes « druidiques » ne désarment pas. Les débats sont ainsi encore vifs en août 1867, lors du second congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique de Paris et tournent autour des mégalithes. Plusieurs savants développent l’idée que les dolmens et les allées couvertes sont des tombeaux et appartiennent à la civilisation de la pierre polie, bien antérieure aux Celtes. Worsae déclare qu’on “reconnaît aujourd’hui presque unanimement que ces monuments dont on faisait autrefois des autels druidiques ne sont autre chose que des tombeaux ; c’est déjà un grand progrès”. Mais Henri Martin est d’avis que les monuments d’Irlande et de Bretagne sont du même âge et doivent être attribués à un même peuple, “les Gaëls ou Celtes primitifs”, alors que Stonehenge appartient au druidisme de la dernière époque de l’indépendance gauloise. Et Martin de réaffirmer fortement la notion de monuments celtiques. Henri Martin aura l’occasion d’exposer à nouveau ses idées quelques semaines plus tard, lors du congrès celtique international de Saint-Brieuc.
Si aujourd’hui, aucun scientifique sérieux ne remet en cause la datation des mégalithes au Néolithique, le mythe des mégalithes « celtiques » va avoir une longévité exceptionnelle. Ainsi, dans le grand public, on continue, parfois encore aujourd’hui, à les attribuer aux Celtes ou aux Gaulois. L’influence d’une célèbre bande dessinée, dont l’un des héros est un Gaulois tailleur de menhirs, n’y est sans doute pas étrangère ! Les clichés ont la vie dure. Dont celui d’une certaine Bretagne, parsemée de menhirs et de dolmens celtiques…