En 1935 disparaissait Yann Sohier, un instituteur laïc qui avait fait de l’enseignement du breton son cheval de bataille et pour lequel il avait fondé le mouvement ar Falz (« la faucille »). Sa fille, l’historienne Mona Ouzouf, est récemment revenue sur ces engagements dans son ouvrage Composition française.
Yann Sohier, Jean pour l’état-civil, est né le 7 septembre 1901, à Loudéac, en Bretagne centrale. Son père est gendarme. La vie politique est alors marquée par les projets de séparation de l’Église et de l’État qui, dans la région, suscitent une certaine agitation. En 1902, à la tête du conseil de la République, un républicain modéré, le Breton Waldeck-Rousseau est remplacé par un sénateur du Tarn, Émile Combes. Très anticlérical, celui-ci ordonne la fermeture de plus de deux mille cinq cents écoles congrégationnistes, ce qui a pour effet de créer de vives tensions, notamment en Bretagne, où les lois de séparation se doublent d'une offensive contre la langue bretonne.
Le breton banni de l’école
En 1902, Combes ordonne que les instructions religieuses, dont le catéchisme, soient faites en français, ce qui pose problème dans l’ouest de la péninsule, où un quart de la population à peine parle le français. C'est d’ailleurs un républicain du Finistère, Louis Hemon, qui s’oppose avec vigueur à Combes et demande l’adoption de la méthode bilingue dans l’enseignement en basse Bretagne. Cette méthode, inspirée sur le modèle gallois, avait déjà été testée dans quelques écoles des Côtes d’Armor, à la fin du XIXe siècle. Il n’est pas écouté.
Au contraire, au début du XXe siècle, dans un contexte de forte montée nationaliste – on prépare la « revanche » contre l’Allemagne dans toutes les écoles de France -, les langues régionales sont vues comme une menace contre l’unité française. L’école est organisée par les autorités comme le creuset de cette nouvelle France qu’ils entendent mettre en place. Surnommés les « hussards de la République », les instituteurs laïcs combattent donc l’usage de la langue bretonne dans les enceintes scolaires, avec des méthodes douteuses comme celle du « symbole ». Lorsqu’un élève est pris à parler breton, on lui accroche un objet autour du cou ; pour s’en débarrasser, il doit dénoncer l’un de ses camarades. C'est l'époque où il est « interdit de parler breton et de cracher par terre ».
Militant autonomiste
Ces mesures contre la langue bretonne vont pousser une génération de militants à se radicaliser peu à peu. Alors que les premières organisations politiques du début du XXe siècle étaient régionalistes, un premier Parti nationaliste breton (PNB) est créé en 1911. En 1919, un groupe de jeunes militants – étudiants et anciens combattants - fonde une nouvelle organisation nationaliste, l’Unvaniezh yaouankiz Vreiz, qui deviendra en 1927 le Parti autonomiste breton (PAB). On y retrouve Yann Sohier. Bien qu’originaire du pays gallo, Yann Sohier s’est passionné très vite pour la langue bretonne qu’il apprend en même temps que son métier d’instituteur, à l’école normale de Saint-Brieuc. En 1929, Yann Sohier est secrétaire de la section du Trégor du PAB et il écrit régulièrement dans Breiz Atao, « Bretagne toujours » le journal du parti.
Yann Sohier a alors été muté à Plourivo, une petite commune bretonnante du Goélo, située non loin de Paimpol. C’est là qu’est né un certain Marcel Cachin, en 1869. Dans les années 1920, ce dernier devient l’un des dirigeants du Parti communiste français et le directeur de l’Humanité. Lui-même bretonnant, Marcel Cachin est favorable au développement de la langue bretonne, alors que Yann Sohier, instituteur laïque, n’est pas insensible aux sirènes du communisme qui ne cesse de se développer ces années-là, particulièrement dans les campagnes rouges du Trégor et du Goélo.
En 1931, lorsque le Parti autonomiste a éclaté, Yann Sohier a choisi la ligne dure et il rejoint le nouveau Parti national breton (PNB), dans un contexte de radicalisation. En 1932, un attentat détruit le monument commémorant l’union de la Bretagne à la France, à Rennes. La même année, le ministre Dalimier, lors d’un discours à Tréboul, lance : « la seule réponse à faire aux revendications linguistiques bretonnes, c’est d’emprisonner tous ceux qui les formulent. »
La faucille et le breton
En réponse, Yann Sohier s’investit dans le combat pour l’enseignement du breton dans les écoles publiques. En 1933, il fonde ar Falz, « la faucille », une revue animée par un groupe d’instituteurs laïcs qui estiment que le breton est une langue comme les autres, appropriée à l'enseignement moderne et non un idiome cléricaliste. Sa femme Anne Le Den, originaire de Lannilis, est également institutrice et participe à ar Falz, sous le pseudonyme de Naig Sezny « Nous devons être — nous tous les “Falzerien” — de vivants exemples que l'on peut être à la fois Bretonistes acharnés et Prolétariens agissants », écrit Sohier. Ar Falz est aussi un mouvement de gauche, qui prône par exemple l’antimilitarisme et l’antifascisme. En 1934, Yann Sohier écrit ainsi que : « Pour nous, Bretons et instituteurs, l’exemple des Soviets a une valeur immense. »
Parallèlement, Yann Sohier travaille à un manuel de breton, Me a lenno, qui ne paraîtra que quelques années plus tard. Pour sa fille Mona (la future historienne Mona Ouzouf), il fait également des traductions de livres pour la jeunesse. Il continue également à collaborer à Breiz Atao, même si les dérives de plus en plus droitières des dirigeants du PNB l’amène à douter du bien fondé de cette cause. Yann Sohier est d’ailleurs en relation avec les autres écrivains bretonnants de sa génération, d’Abeozenn (Fanch Elies), alors proche des communistes, à Jakez Riou, Youenn Drezen ou Loeiz Andouard.
En mars 1935, épuisé, il meurt prématurément. À son enterrement, on retrouve des leaders nationalistes comme Olier Mordrel, l’abbé Perrot, fondateur du mouvement catholique Bleun brug ou le dirigeant communiste Marcel Cachin, qui lancera d’ailleurs quelques semaines plus tard War sao, la revue des Bretons émancipés de la région parisienne. Ces diverses personnalités, fort opposées politiquement, illustraient la faculté qu'avait Yann Sohier à transcender certains clivages, lorsqu'il s'agissait de défendre la langue bretonne. Quant à sa fille, Mona Ouzouf, devenue une universitaire et une écrivain reconnue, trois quarts de siècle plus tard, elle livrait un témoignage lumineux sur son enfance. Ce livre, Composition française évoque aussi les difficultés et les richesses à concilier plusieurs identités, qu’elles soient bretonne, française et autres
Ar Falz et Skol Vreizh
À la mort de Yann Sohier, ar Falz, « bulletin mensuel des instituteurs laïques partisans de l'enseignement du breton », continue de paraître sous la direction de l'écrivain Kerlann. Mis en sommeil pendant la guerre, ar Falz renaît à la Libération, parrainée par Marcel Cachin ou Armand Keravel. L'association est un temps présidée par Pierre-Jakez Hélias. Outre la promotion de l'enseignement du breton, ses promoteurs s'intéressent aussi à celui de l'histoire de Bretagne. Dans les années 1960, une revue trimestrielle, Skol Vreizh (« l'école de Bretagne ») est lancée, qui est ensuite devenue une maison d'édition, installée depuis 2002 dans les locaux de l'ancienne manufacture des tabacs de Morlaix. Skol Vreizh a édité des dizaines d'ouvrages sur l'histoire de Bretagne et a contribué à en renouveler l'approche, accordant une place plus importante aux facteurs économiques et sociaux.
Pour en savoir plus :
Mona Ouzouf, Composition française, Gallimard, Paris, 2008.
Collectif, 111 Bretons des temps modernes, Éditions ArMen, Telgruc, 2006.
Collectif, Toute l’histoire de Bretagne, Skol Vreizh, Morlaix, 2007.