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Histoires de Bretagne

Un blog d'Erwan Chartier-Le Floch

XVIIe-XVIIIe. La Bretagne des négriers

Publié le 12 Mars 2009 par Erwan Chartier-Le Floch in Histoire de Bretagne

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, nombre de marins et d’armateurs bretons ont participé à la traite négrière, un odieux commerce visant à approvisionner en esclaves les colonies d’Amérique. La traite a largement contribué au développement de Nantes, mais aussi de Lorient et Saint-Malo mais son souvenir demeure douloureux.



Le quai de la Fosse à Nantes


À l’origine, le mot « traite » désigne une forme de négoce consistant à échanger des produits manufacturés, souvent de faible valeur, contre des produits locaux. Par extension, à partir du XVIe siècle, il en est venu à désigner la plus atroces des formes de commerce qui soit, celle des êtres humains. Le phénomène est complexe. Ainsi, en Afrique, on distingue plusieurs types de « traite ». Une traite intérieure a alimenté l’esclavage en Afrique même, une traite, dite orientale, visait à approvisionner les marchés aux esclaves d’Arabie à partir du VIIe siècle et enfin la traite « atlantique » a été organisée par les Européens pour doter leurs colonies américaines d’esclaves noirs. Cette dernière traite s’est déroulée sur une période plus courte – un peu plus de quatre siècles – mais dans des proportions massives. Les historiens estiment en effet entre onze et douze millions, le nombre d’Africains déportés vers le Nouveau monde. Un peu moins de dix millions y sont arrivés, après des voyages en mer dans des conditions affreuses.



L'île de Gorée au Sénégal

Ce commerce s’explique par le besoin de main-d’œuvre en Amérique. La colonisation de ce continent par les Européens a en effet rapidement pris des allures brutales. Dans de nombreux endroits, les Indiens ont été réduits en esclavage pour répondre aux besoins de main-d’œuvre, mais ils ont été exterminés par les maladies et les mauvais traitements. Les Espagnols ont donc les premiers à faire venir des esclaves africains, réputés plus résistants, et ce, dès 1502, à Cuba. Par la suite, avec le développement des plantations de canne à sucre, la demande de « bois d’ébène » va exploser. Le royaume de France suit le mouvement au XVIIe siècle, pour ses possessions antillaises. En 1685, Colbert institutionnalise l’esclavage dans les colonies à travers un ensemble de dispositions judiciaires baptisé Code noir.

 

Le commerce triangulaire

Le trafic d’esclave est au cœur d’un système de vastes échanges transatlantiques nommé commerce triangulaire. Au départ, en effet, des Européens réunissent des capitaux, arment des navires et embarquent des marchandises pour l’Afrique. En Bretagne, il s’agit souvent d’« indiennes », des toiles colorées et illustrées, fabriquées dans la région. Ces marchandises sont ensuite échangées contre des esclaves dans les comptoirs d’Afrique de l’ouest. Le « bois d’ébène » - les esclaves noirs - est entassé dans les soutes de navires pendant plusieurs semaines. Nombre d’entre eux périssent de maladie ou de l’insalubrité. Les révoltes sont également fréquentes. En Amérique, la revente des esclaves permet d’acheter des denrées locales - sucre, rhum, tabac, café, cacao - qui sont ensuite revendues en Europe.

Les Européens justifient ce commerce honteux par des arguments économiques. Dans un mémoire sur le commerce transocéanique, rédigé à Nantes au XVIIIe siècle, on peut lire cette terrible analyse : « La richesse de nos colonies est aujourd’hui le principal objet de notre commerce, et le commerce de Guinée en est tellement la base que si les négociants français abandonnaient cette branche du commerce, nos colonies seraient nécessairement approvisionnées par des étrangers, de Noirs. »

 La guadeloupe



La part des ports bretons

Pendant quelque temps, les ports bretons semblent être restés à l’écart du commerce négrier. Depuis le Moyen Âge, ils tirent principalement leur richesse du négoce du vin, des céréales, des toiles ou du sel, avant que ces circuits ne tombent en déclin à la fin du XVIIe siècle. Les négociants bretons vont alors se reconvertir dans le commerce négrier. Un premier navire négrier est ainsi armé à Saint-Malo en 1669, un autre à Nantes en 1688 et les ports bretons vont très vite prendre une part importante dans le commerce triangulaire. Selon l’historien Pétré-Grenouilleau, « entre 1707 et 1731, la part des ports bretons dans l’armement négrier français oscille entre 74 et 86 % ». Durant le XVIIIe siècle, des dizaines de navires de Bretagne partent donc pour l’Afrique.

Le principal port négrier est alors Nantes, mais les Malouins et les Lorientais pratiquent également le commerce triangulaire. De nombreuses familles d’armateurs investissent dans ce commerce qui peut rapporter énormément d’argent, même s’il n’est pas sans risques. Particularité bretonne, de nombreuses familles nobles – l’aristocratie bretonne est alors nombreuse et de nombreux cadets sont désargentés – se lancent dans la traite. L’un des plus fameux exemples en est le père de l’écrivain François-René de Chateaubriand. Issu d’une famille qui avait presque perdu son statut aristocratique, il devient négrier et se constitue une fortune qui lui permet d’acheter le château de Combourg.

Le château de Combourg

14 % du milieu négrier nantais était d’origine aristocratique. Mais la traite a aussi favorisé l’ascension sociale de bien des familles de négociants, issus notamment de la petite bourgeoisie. Elle a incontestablement joué un rôle majeur dans le développement des ports de Nantes et Lorient au XVIIIe siècle. Cette prospérité s’affiche d’ailleurs sur les façades immeubles que font construire les armateurs et les capitaines sur les quais de Nantes, où sont sculptées des « têtes de nègres », des mascarons exotiques alors à la mode.

En 1789, Nantes contrôle un tiers du commerce négrier français. L’esclavage est aboli le 4 février 1794 sur proposition de Danton mais, en 1803, Napoléon le rétablit et il faut attendre 1848 pour qu’il soit définitivement aboli dans les possessions françaises. Par contre, la traite négrière a été interdite depuis la Révolution, ce qui n’empêche pas de nombreux armateurs et marins de la pratiquer clandestinement. Sous la Restauration, plus de 70 % de la traite clandestine est ainsi assurée par les Nantais. Même après l’abolition de l’esclavage, les conditions de vie des travailleurs noirs aux Antilles resteront très pénibles. Ce n’est qu’en 1926 qu’une convention internationale abolit définitivement l’esclavage. L’esclavage est désormais considéré comme un crime contre l’Humanité.

Dans les années 1770, on estime à un millier le nombre de Noirs vivant en Bretagne. Très parcellaires, les sources ne nous renseignent guère sur leur destin. Certains ont cependant défrayé la chronique, comme Jean Mor, pendu à Brest le 29 mai 1764, pour avoir tenté d’empoisonner son maître qui lui refusait la liberté. Certains Bretons ont également dénoncé l’horreur de la traite négrière, comme l’avocat quimpérois Théophile-Marie Laënnec ou l’armateur nantais Thomas Dobrée.

 

Une mémoire douloureuse

Aux Antilles et dans de nombreux pays d’Amérique, la question de l’esclavage demeure douloureuse et elle est source d’enjeux mémoriels et politiques. Longtemps aussi, en Europe, le souvenir de la traite négrière est resté un tabou. C’est le cas notamment à Nantes, où les héritiers des familles de négriers sont restés influents jusqu’à des périodes récentes. Un projet de grande exposition à l’occasion du tricentenaire du Code noir, dans les années 1980, avait suscité de vives polémiques. Depuis, les choses ont heureusement changé. Ouvert il y a quelques années, le nouveau musée du château des ducs de Bretagne évoque longuement le passé négrier de la ville. On peut notamment y voir des objets servant à entraver les esclaves dans les cales des vaisseaux négriers. En 2011, un mémorial de l’esclavage sera également édifié à Nantes. Situé sur le quai de la Fosse, il comprendra une vaste esplanade et un espace d’exposition. Il n’existe par contre aucun projet mémoriel à Saint-Malo et Lorient.

 

 

Pour en savoir plus

Olivier Pétré-Grenouilleau, « La traite négrière », Dictionnaire d’histoire de Bretagne, Skol Vreizh, Morlaix, 2008.

Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », Paris, 2004.

Armel de Wismes, Nantes et le temps des négriers, France Empire, Paris, 1991.

Édouard Corbières, le Négrier, L’Ancre de marine, réédition 2002.

Annick Le Douget, Juges, esclaves et négriers en basse Bretagne (1750-1850), l’émergence d’une conscience abolitionniste, Quimper, 2000.

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S
Passionnée d’histoire et d’origines nord-africaine, je me permets de corriger une erreur souvent commise : le château de Combourg n’a pas été acheté grâce à la traite négrière mais grâce aux profits gagnés pendant la guerre de Course contre les anglais. Combourg fut acheté en 1761 en pleine guerre de Sept ans (1756 – 1763). René-Auguste de Chateaubriand fut l’un des deux armateurs malouins qui firent fortune durant cette période (au total Saint-Malo lança une soixantaine de courses contre les ennemis et 43 firent faillites). Et c’est uniquement avec les bénéfices des cargaisons remportées (tonneaux de tabac et de sucre principalement) qu’il put acheter Combourg. Dans son livre Saint-Malo au temps des négriers publié chez Karthala en 2001, feu l’historien Alain Roman, qui fait autorité en la matière, en fait la démonstration. Lors du colloque organisé à Saint-Malo les 13 et 14 septembre 2018 par la Société Chateaubriand, le Souvenir de Chateaubriand (SCAC) et les Amis de la Maison de Chateaubriand (AAMC), Alain Roman et René Colas, ingénieur de l’École Centrale de Paris, ont présenté en détail, dans deux savantes communications, ce que fut la carrière du navigateur et quels furent les 16 navires de sa maison d’armement. Les traites ne sont pas écartées. J’ai eu la chance d’assister à ce colloque passionnant.<br /> <br /> Depuis Guy Berger, Président de chambre (H) à la Cour des comptes et président de la Société Chateaubriand a rédigé un article précis sur les origines de l’acquisition de Combourg par René-Auguste. Il est disponible sur le site internet de la société Chateaubriand. Dans sa publication de juillet 2020 « L’écho de la SHAASM » la Société d’Histoire et d’Archéologie de l’Arrondissement de Saint-Malo » a publié cette cet article très bien documenté.<br /> <br /> J’ai visité le château qui après avoir été pillé pendant la révolution et abandonné pendant 80 ans fut restauré fin 19e. Il est aujourd’hui magnifiquement entretenu et en restauration permanente. Partie intégrante de l’activité économique et touristique de cette belle région, il est devenu grâce à l'écrivain François-René, le berceau du Romantisme. Avec près de 1000 ans d’histoire il fait partie de notre patrimoine national.<br /> Je suis pas là pour juger l’histoire mais simplement pour essayer de la comprendre dans son contexte. Quand mes modestes connaissances le permettent, j’apporte ma pierre à l’édifice.<br /> <br /> Sources <br /> Saint-Malo au temps des négriers publié chez Karthala en 2001<br /> http://www.shaasm.org/wp-content/uploads/Echo03Vfinal4.pdf<br /> https://www.societe-chateaubriand.fr<br /> https://www.agendaou.fr/les-archives-maritimes-de-rene-auguste-de-chateaubriand-181641.html
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J
La traite négrière ne s'est pas arrêtée avec la Révolution. Elle a juste été interrompue. Elle a repris de plus belle sous l'Empire. <br /> <br /> Savez-vous que Surcouf, Malouin symbole de l'aventure maritime, a fait fortune non pas en tant que corsaire, mais en tant qu'armateur négrier, dans les annéées 1820 ?
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