Il n’est pas sans intérêt de rappeler que nos actuels conseils municipaux sont les héritiers d’une longue tradition politique remontant au Moyen Âge. À l’époque, les bourgeois – dans le sens d’habitants d’un bourg plutôt que celui, actuel, de classe sociale -, obtiennent peu à peu des droits et libertés afin de créer des institutions communales. En Bretagne, la ville de Guingamp obtient très précocement un statut particulier. Dès le XIVe siècle, un conseil des bourgeois y exerce ses prérogatives, de manière parfois originale.
Au XIVe siècle, la Bretagne connaît un important développement urbain. Certes, la population reste encore essentiellement rurale, mais de nombreuses petites villes font preuve d’un dynamisme certain. C’est le cas de Guingamp, carrefour économique entre la basse et la haute Bretagne et surtout entre le centre du pays et la côte, par où se fait l’essentiel du commerce. Pontrieux, son port, est situé dans le fond de l’estuaire du Trieux, protégé par de nombreuses forteresses. Les premières grandes dynasties bourgeoises apparaissent. De même que les « frairies », des organisations corporatistes de piété et de charité, chez les artisans.
En 1341 éclate la guerre de Succession de Bretagne. C’est avant tout une longue guerre de sièges. Les bourgeois des villes vont en profiter pour exercer un rôle plus important. Pour les armées, il est en effet souvent plus efficace de négocier avec les habitants des villes qu’avec le capitaine des garnisons, un personnage placé là par l’un ou l’autre candidat au trône ducal. De plus, le coût des hostilités va entraîner les belligérants à solliciter l’aide financière des villes. Ces dernières vont obtenir peu à peu d’être présentes aux « États », où est entre autre décidé le vote de l’impôt.
Durant les hostilités, Guingamp tire particulièrement bien son épingle du jeu. Elle reste fidèle à Charles de Blois, ce qui lui vaut de subir plusieurs assauts des troupes anglaises. Le prétendant ducal aime à y séjourner. Aussi, lorsqu’il rentre de captivité, en 1356, il va récompenser cette ville de manière originale.
Le conseil obtient un fief
Cas unique en Bretagne, le conseil des bourgeois de Guingamp obtient un fief territorial, comprenant plusieurs maisons et jardins intra-muros, ainsi que des terres dans les faubourgs et à Saint-Agathon. Comme n’importe quel aristocrate, l’assemblée des bourgeois de Guingamp a donc le droit de lever l’impôt (la taille), d’exercer la justice, d’avoir un moulin et un four banal. À l’époque, seule Nantes possède des institutions importantes et encore, les bourgeois de cette ville ne possèdent pas de fief.
L’administration de ces biens communs implique la constitution d’institutions élues, dotées d’un pouvoir de décision. Les bourgeois de Guingamp se retrouvent régulièrement dans la chapelle Saint-Jacques, dans la future basilique Notre-Dame, souvent le dimanche, à l’issue de la grand-messe, pour « assemblez et congrerez, pour tracter et deliberer de leurs negoces et affaires ».
Colin David, premier magistrat connu… en 1380
Le conseil est présidé par un procureur, grossièrement l’équivalent du maire à l’époque. « Lequel est choesy et esleu par lesdits bourgeois », explique une enquête de 1558. Il est le porte-parole de la communauté et défend les privilèges de la cité à l’extérieur. Il est aussi chargé d’organiser les réceptions de personnages importants, les banquets et les fêtes. Il a un rôle de receveur des impôts. Certains procureurs furent renvoyés pour incompétence ou faute professionnelle. Ils percevaient un salaire de onze à quinze livres. Le plus vieux procureur connu est un certain Colin David. Il exerçait ses fonctions en 1380.
Le procureur des bourgeois est le président des séances du conseil. En fait, seules deux ou trois personnes interviennent, les autres se contentant d’acquiescer. Cependant, l’unanimité était requise en cas de décision importante à prendre. À noter que ce conseil de Guingamp était contrôlé par le capitaine de la ville, nommé par le duc de Bretagne, qui surveillait les officiers municipaux.
Le conseil a un rôle dans la vie spirituelle de la cité. C’est lui qui est chargé de l’inventaire des biens de l’église Notre-Dame et qui subventionne les choristes et l’organiste. Il désigne aussi un chapelain pour la chapelle Saint-Jacques, lequel est payé et logé par le conseil, dans une maison accolée à l’église. Le conseil a aussi un rôle important dans la défense de la ville. En débloquant des fonds, il participe à l’entretien ou la construction de murailles.
Une curieuse justice
Possédant un fief, les bourgeois de Guingamp pouvaient rendre certaines décisions judiciaires. Ils nommaient pour cela un sénéchal, assisté d’un sergent. Curieusement, ce dernier était recruté de préférence dans la confrérie des savetiers. L’audience du tribunal communal avait lieu généralement le lundi, dans la rue du Trotrieux-Lambert.
Une longue enquête, constituée de quatorze témoignages recueillis en 1428, nous fait revivre cette justice très pittoresque. Il coûtait cependant deux sous au coupable en cas d’absence au tribunal et dix sous en cas de rébellion, menace ou injure à l’égard d’un officier de justice.
Aussitôt qu’une sentence était émise, le sénéchal envoyait le sergent percevoir l’amende le jour même, sous peine de la voir annulée. Si le coupable était défaillant, le sergent prenait des objets trouvés chez lui : une pelle, un « mantel », des draps, un couteau pour travailler le cuir…
Les objets confisqués ou l’amende étaient ensuite déposés, soit au domicile d’un des officiers, soit plus généralement dans une taverne. En effet, l’argent ainsi récolté servait à payer à boire aux officiers, aux témoins, aux plaideurs et même éventuellement et sans rancune, aux condamnés ! Tout le monde se retrouvait donc à la fin de la journée à trinquer, dans une ambiance qu’on imagine bonne enfant…
Preuve de leur rôle grandissant, les bourgeois tenaient des archives, particulièrement bien conservées dans le cas guingampais, et aujourd’hui conservées à la bibliothèque municipale. On y trouve notamment les « livres rouges » contenant la correspondance des bourgeois avec les derniers ducs de Bretagne. Sur un livre de comptes de 1447, on trouve dessiné un autre symbole de leur pouvoir : les armoiries (blanches et bleues), « d’argent à ungne facze d’azur, ung chieff de mesmes ».
Ville castrale fondée aux alentours de l’an mille par les contes de Penthièvre, Guingamp obtient très tôt des institutions municipales de la part d’un Charles de Blois particulièrement attaché à la cité trégoroise. En Bretagne, elle aura eu un rôle pionnier avec Nantes et illustre bien la montée en puissance, au Moyen Âge, des bourgeoisies urbaines qui vont peu à peu contester son pouvoir politique et militaire à l’aristocratie.
A Lire,
Jean-Pierre Leguay, un réseau urbain au Moyen Âge, les villes du duché de Bretagne aux XIVe et XVe siècles, Paris 1981.
Sigismond Ropartz, Guingamp, Études pour servir à l’histoire du Tiers État en Bretagne, 1982.