Comme dans le monde entier, 1968 a constitué une année spéciale en Bretagne, particulièrement durant ce fameux mois de mai, où les manifestations se sont succédées parallèlement aux évènements parisiens. Mais la contestation qui s’est développée dans la région puise également ses racines dans le contexte social agité depuis la fin des années 1950. Particulièrement forte dans certaines zones, comme la Loire-Atlantique, la crise de Mai 68 aura, en Bretagne, des conséquences durables et parfois inattendues.
Les évènements de Mai 68 interviennent dans un contexte particulier en Bretagne. En retard économiquement, elle demeure peu industrialisée et se retrouve marginalisée en terme d’équipements publics. Cette situation est dénoncée par une partie des élus qui, au début des années 1950, se sont regroupés dans le Comité d’études et de liaison des intérêts bretons (CELIB), afin de réclamer une « loi programme pour la Bretagne », portant notamment sur le développement des moyens de transport. La modernisation, nécessaire et inévitable, de l’agriculture bretonne a entraîné une série de crises et de manifestations de violence, dont la prise de la préfecture de Morlaix, en 1961, par des paysans léonards menés par Alexis Gourvennec est demeurée le symbole. A l’autre bout de la péninsule, un autre syndicaliste agricole, Bernard Lambert, lance en Loire-Atlantique le mouvement des Paysans travailleurs, beaucoup plus à gauche. Au niveau politique, d’ailleurs, si la gauche est encore très minoritaire en Bretagne, la droite locale demeure très largement centriste et démocrate-chrétienne. Elle se montre relativement critique envers un pouvoir gaulliste, jugé trop autoritaire, nationaliste et centralisateur.
Climat tendu
Les années 1960 ont été marquées par une forte agitation sociale. Certains conflits, comme celui lié à la fermeture des forges d’Hennebont, ont marqué les esprits bien au-delà du monde ouvrier. Enfin, dans une région où l’éducation est considérée comme un facteur d’ascension sociale, le nombre de jeunes bacheliers ne cessent d’augmenter, venant grossir les rangs des deux seules universités de la péninsule, Rennes et Nantes. L’université de Bretagne occidentale, à Brest, ne sera officiellement créée qu’à la fin de 1968, même si plusieurs formations supérieures y étaient proposées depuis la fin des années 1950. A Nantes, justement, où vont étudier de nombreux jeunes de Bretagne sud, l’agitation a commencé depuis 1967, lorsque des militants, liés aux situationnistes de Strasbourg et aux étudiants contestataires de Nanterre, s’emparent du bureau de l’Association générale des étudiants nantais (AGEN) et vont entretenir une agitation permanente pendant plusieurs mois.
Au début de 1968, la situation est tendue dans la cité des ducs de Bretagne. Le 17 janvier, une manifestation ouvrière dégénère en heurts avec la police. Le 14 février, plusieurs centaines d’étudiants s’emparent du rectorat de Nantes qui subit des dégradations. Après leur départ, reniant ses promesses, le préfet donne l’ordre à la police de les matraquer. Une violente course-poursuite a lieu dans le centre ville.
Les semaines qui suivent sont, en apparence, plus calmes. Des contacts sont cependant noués entre mouvements étudiants, ouvriers et paysans. Dans les universités françaises, le mécontentement s’étend. Le 22 mars, l’université de Nanterre est occupée. Les premières émeutes parisiennes éclatent le 3 mai, après l’évacuation de la Sorbonne, elle aussi occupée. La contagion s’étend rapidement dans les régions et les heurts vont être fréquents avec les gendarmes mobiles et les CRS. Ces derniers, fréquemment utilisés lors des manifestations paysannes et souvent envoyés à Paris, ont été frappés par un attentat spectaculaire à Saint-Brieuc, le 28 avril 1968. Cette nuit là, un groupe de trois activistes du Front de libération de la Bretagne (FLB) font sauter plusieurs véhicules de la CRS 13. Deux des clandestins sont, par ailleurs, de jeunes étudiants rennais.
Etudiants, ouvriers et paysans…
Le 8 mai, alors que les étudiants sont déjà mobilisés, de gigantesques manifestations ont lieu. Dans neuf départements de l’ouest, plusieurs meetings rassemblent près de cent cinquante mille personnes pour réclamer de meilleures conditions de vie. On y retrouve des étudiants, des ouvriers mais aussi des paysans. En apparence unis, ils manifestent pour défendre les salaires, la sécurité sociale, les conditions de travail et un meilleur développement régional. On y dénonce aussi la politique gouvernementale « inféodée aux intérêts du grand capital ». Interpellée par ce qui n’était au départ qu’une révolte étudiante, une partie de l’opinion publique commence à basculer en faveur d’un mouvement beaucoup plus vaste.
Suite aux violences du Quartier latin, d’importantes manifestations ont lieu en Bretagne le 13 mai. Certaines dégénèrent, comme à Nantes, toujours, où près de vingt mille personnes ont défilé. En début de soirée, les premiers pavés volent. La préfecture est prise d’assaut. Paniqué, le préfet téléphone à Paris pour demander l’autorisation de tirer. On la lui refuse. Les émeutiers sont repoussés par des moyens « classiques ».
Grève générale
Le 14 mai, dans la région nantaise de nouveau, l’usine Sud Aviation (qui fabrique aujourd’hui des Airbus) à Bouguenais se met en grève. Le directeur et une bonne partie des cadres vont être séquestrés pendant une quinzaine de jours. Sud Aviation est la première usine à donner le ton d’un mouvement qui s’étend comme une tâche d’huile à travers toute la France. Trois jours plus tard, la plupart des entreprises et des administrations sont en grève. On comptera plus de dix millions de grévistes. A une exception bretonne d’importance toutefois : Citroën à Rennes. L’usine de la Janais, qui emploie plus de dix mille ouvriers recrutés dans des régions rurales et sur recommandation, ne connaîtra que quelques débrayages en Mai 68. Dans cette entreprise, fermement dirigée par Michelin, les syndicats de gauche sont vivement combattus et ne disposent pas des relais nécessaires pour paralyser la production.
Partout, une étrange atmosphère s’installe durant cette troisième semaine de mai. En Bretagne, les usines sont paralysées, les manifestations quotidiennes, certaines routes bloquées. Si les manifestations bretonnes sont en général bien moins violentes que les émeutes parisiennes, les participants prennent un malin plaisir à « user » les CRS qui sont parfois envoyés, la nuit même, à Paris. Certaines administrations sont désertées, comme la préfecture de Quimper pendant quelques jours. Des dirigeants de la CFDT et du MRP locaux se souviennent des appels de dirigeants policiers inquiets, leur demandant leur aide pour contrer une éventuelle prise de pouvoir communiste.
Sur les bords de la Loire, une « commune de Nantes » est mise en place. Elle est administrée quelques jours par un comité central de grève, qui gère le ravitaillement de la population. Dans cette même ville, le 24 juin, une importante manifestation a lieu à l’appel des organisations paysannes. Une « nuit rouge » la poursuit qui dure sept heures et verra plus de deux cents personnes blessées.
Réaction et conséquences
Mais si une partie des dirigeants de la gauche et des syndicats a eu l’illusion, quelques jours durant, que la révolution était à portée, la réaction du gouvernement se met rapidement en place. Les négociations de Grenelle sur les conditions de travail s’annoncent. Etrangement absent durant les évènements, le général de Gaulle revient de Baden-Baden et escompte reprendre la main en dissolvant l’assemblée nationale. En écho à la grande manifestation en soutien à de Gaulle, le 30 mai sur les Champs Elysées, d’autres cortèges envahissent les villes bretonnes. Ils sont près de vingt mille à réclamer le retour au calme, à Nantes, début juin. Les usines se remettent en route. Aux élections de juin 1968, la droite remporte une large majorité.
Mais Mai 68 aura servi de catalyseur à un mouvement de société bien plus profond, dont les répercussions se font sentir plusieurs décennies après. En Bretagne, cette révolte est intervenue dans une période de profonds changements qui voient, par exemple, la société rurale traditionnelle commencer à disparaître. L’église, dont le poids était jusque là très important, perd de son emprise. Dans certaines zones, comme le Mené, plus de la moitié des prêtres choisit ainsi de renoncer à leur vœux. Les mœurs vont d’ailleurs rapidement évoluer au cours des années 1970, dans une région qui s’urbanise très vite. De même, Mai 68 n’est sans doute pas étranger à la lente mais inexorable montée en puissance de la gauche bretonne qui ne cesse de progresser en terme de voix à partir de la décennie 1970, jusqu’à gagner, en 2004, le conseil régional.
Mai 68 aura parfois des répercussions inattendues. Ainsi, le plan routier breton, avec ses voies express gratuites, aurait été obtenu en marge des évènements. C’est ce qu’affirme un des négociateurs bretons, ancien du CELIB, Joseph Martray, qui explique que, inquiet d’une possible conjonction entre mouvements étudiants, ouvriers, paysans et revendications bretonnes, alors qu’il était en manque de policiers pour assurer l’ordre, l’Etat aurait cédé à cette revendication. Sous les pavés, l’autoroute ?