La colline de Tara, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Dublin, occupe une place centrale dans l’histoire de l’Irlande. Outre l’intérêt archéologique de ses vestiges, la majorité des grands textes mythologiques du haut Moyen Âge évoque ce lieu qui conserve une dose de magie. À l’époque moderne, ce site est également devenu un symbole dans la lutte de l’île pour recouvrer sa souveraineté. Visiter Tara, c’est plonger au cœur de l’âme irlandaise. Ce texte est tiré d’un article paru dans ArMen n°156, en janvier 2007.
Arrimée à l’extrême occident de l’Europe et, de fait, moins soumise aux soubresauts historiques du continent, l’Irlande conserve un fonds mythologique très ancien, remontant à la protohistoire et qui ne cesse d’imprégner sa géographie et sa culture populaire. Nulle part ailleurs, en effet, les grands mythes celtiques, remontant à l’Âge du fer, n’y sont restés aussi vivaces. Partout, les souvenirs des anciens dieux, les gestes des héros, les grandes épopées chantées par les bardes demeurent attachés à une foule de lieux : ring forts en ruines, falaises ou hautes montagnes, tumulus, mégalithes… Et nul endroit en Irlande, n’incarne mieux ce phénomène que Tara, l’ancienne capitale des hauts rois et des héros, au cœur du comté de Meath. “Par un cheminement mystérieux, Tara touche au plus profond de l’âme irlandaise, souligne Michael Slavin, auteur d’une monographie de ce site,. Après que son identité royale et héroïque se soit forgée dans des temps légendaires disparus depuis longtemps, Tara survécut en tant que symbole.”
Située à cent cinquante mètres d’altitude, la colline de Tara surplombe la plaine centrale de l’île et domine la vallée de la Boyne. Une région particulièrement riche en monuments préhistoriques, comme le célèbre cairn de Newgrange, l’un des joyaux du mégalithisme en Europe. Le site de Tara est ainsi visible à des lieues à la ronde. “Il apparaît, note l’archéologue Conor Newman, que l’impression de hauteur de Tara, que lui confère le paysage plus que son altitude par rapport au niveau de la mer, sont un des principaux facteurs dans son choix comme centre cérémoniel”, note l’archéologue Conor Newman. “Hauteur présentant une belle vue”, telle est d’ailleurs l’une des étymologies proposées pour le nom gaélique de Tara, Temair. Mais d’autres explications sont avancées. Selon un texte du ixe siècle, Sanas Cormaic, Temair viendrait de “Tea Mur”, le mur de Tea, une sorte de déesse, épouse du roi légendaire Eirimon. D’autres historiens suggèrent que Temair pourrait signifier les “portes de l’autre monde”, une explication bien en adéquation avec le caractère sacré du lieu et le nombre de rituels qui s’y sont succédés.
En effet, Tara a été occupée dès le Néolithique, vers 3000 avant J.-C. Au sommet de la colline, les premiers agriculteurs édifient alors des enclos palissadés, destinés à des cérémonies dont la signification et le déroulement nous échappent. Dès lors, et jusqu’au vie siècle de notre ère, les hommes ne vont cesser d’y construire, laissant un extraordinaire palimpseste de monuments – une trentaine en tout – que les archéologues et les historiens continuent d’étudier.
Le Fort des rois
Le site de Tara peut décontenancer le visiteur contemporain : sur le vaste plateau d’une colline, il n’aperçoit que quelques mégalithes, des tertres recouverts d’herbe et de vastes ensembles de fossés associés à des talus. Difficile donc, pour le non-spécialiste, de se représenter les bâtiments qui, autrefois, s’y dressaient. D’autant que la plupart étaient en bois, un matériau périssable par nature. L’aménagement récent d’un centre d’interprétation, dans l’ancienne église, permet heureusement de s’en faire une meilleure idée. À noter que seuls deux monuments – le Mont des otages et le Rath des Synodes – ont été complètement fouillés de manière scientifique. Dans les années 1990, une vaste enquête archéologique, appuyée sur des moyens de détection géomagnétique, a cependant permis de procéder à une recension très pointue des différents vestiges de Tara.
Le plus ancien monument identifié est un large enclos, probablement palissadé, datant du Néolithique, plus de trois millénaires avant notre ère. Une partie a été mise au jour lors de l’étude du Mont des otages sous lequel il passe. Peu courant en Irlande, ce type de structure est en revanche fréquent en Grande-Bretagne. Les archéologues y ont décelé des activités artisanales et agricoles, mais il semble que le site avait déjà une vocation religieuse, impliquant notamment des rites funéraires.
Parmi les plus anciens monuments figure également le tumulus du Mont des otages, probablement édifié vers 3000 avant J.-C. Il englobe une allée couverte dont l’ouverture est située à l’est et qui mesure quatre mètres de long. Les dalles qui la composent sont décorées de motifs concentriques et d’entrelacs à la symbolique mystérieuse. Il s’agissait, à l’origine, d’une chambre funéraire destinée à recevoir des urnes cinéraires – les défunts étaient alors brûlés – ainsi que des céramiques diverses, mises au jour par les archéologues. Une quarantaine de tombes ont également été découvertes dans le manteau d’argile recouvrant le tumulus. Ces sépultures individuelles, postérieures, mettent en lumière l’émergence de sociétés plus hiérarchisées après la fin du Néolithique, à l’âge des métaux.
Durant l’Âge du bronze, les occupants de Tara ont également édifié des petits tertres funéraires, très érodés désormais, que l’on retrouve sur les flancs nord et nord-ouest du site. Parfois entourés d’un fossé, voir d’un talus, ils semblent former un petit cimetière. Au fil des siècles, Tara a en effet eu une importante fonction de nécropole.
“Par un cheminement mystérieux, Tara touche au plus profond de l’âme irlandaise” (Michael Slavin)
Le Mont des otages est l’un des monuments situés à l’intérieur du Fort des rois, ou Raith na Rig. Il s’agit d’un large enclos ovoïde, entouré d’un vaste talus et d’un fossé en V, dont les fouilles ont révélé qu’il atteignait 3,5 mètres de profondeur lorsqu’il a été creusé, pendant l’Âge du fer. Une palissade de bois, construite sur le talus, en défendait l’accès qui se faisait par trois entrées au sud, à l’est et au nord-ouest. Outre le Mont des otages, on y trouve le Forrad et Tech Cormaic, qui sont les vestiges de deux forts circulaires de soixante-dix mètres de diamètre environ, défendus par des fossés. Ils étaient supposés abriter la résidence du haut roi, du temps du légendaire Cormac Airt. Ces deux monuments se frôlent et possèdent une partie de rempart en commun, Tech Cormaic semblant être postérieur. Le Forrad est aussi nommé King seat car il était réputé abriter le trône du haut roi. Raith na Rig comprenait également, selon les textes médiévaux, Mur Tea, “le mur de Tea”, présenté comme la sépulture de la reine légendaire de Tara qui aurait donné son nom au site.
Désormais, au sommet du Forrad, on peut voir le Lia Fail, ou pierre de la destinée, qui était originellement situé sur le Mont des otages. Selon la légende, elle gémissait au passage du meilleur candidat au statut de haut roi. Il s’agit d’un mégalithe en granit blanc, probablement acheminé depuis le nord de l’Irlande. La plus proche carrière de ce type de roche ne se rencontre en effet qu’à Newry, dans le comté de Down.
De Rath Loegaire au Hall des banquets
Situé au sud du Fort des rois, Rath (fort) Loegaire tire son nom du haut roi Loegaire qui aurait, au ve siècle, reçu la visite de saint Patrick venu à Tara pour tenter de le convaincre de se convertir au christianisme. Ce prince est d’ailleurs censé avoir été enterré dans le rempart, en position debout et l’épée à la main, en direction du Leinster au sud, une province qu’il n’a cessé de combattre. Le fort est constitué d’un vaste rempart terroyé de forme circulaire, entouré d’un profond fossé et dont la partie est a été détruite par les travaux agricoles. L’entrée devait être tournée vers l’Orient. Il s’agit avant tout d’un ouvrage défensif.
À proximité du flanc nord de Raith na Rig, le Rath des synodes a été ainsi baptisé en souvenir d’une réunion organisée par saint Adomnan, abbé d’Iona, et qui s’y serait tenue à la fin du viie siècle. Malheureusement, une grande partie du potentiel archéologique de ce site a été détruite entre 1899 et 1902, lorsqu’une secte, The British israélites, y a effectué des fouilles, persuadée d’y retrouver l’Arche d’alliance du temple de Jérusalem. Cette fouille a d’ailleurs provoqué une vive indignation dans le pays, nombre d’intellectuels irlandais se mobilisant pour qu’elle cesse. Une nouvelle fouille, plus scientifique, s’y est déroulée entre 1952 et 1953. Elle a permis de déterminer quatre grandes phases d’occupation de ce monument. La première phase correspond à un enclos ovale, à finalité funéraire. Il abritait un cairn de pierre, recouvert de terre. Plus tard, le sommet de ce tertre fut réaménagé pour y recevoir cinq sépultures. L’absence de mobilier et la perturbation du site ont empêché les archéologues de déterminer la chronologie précise de cette première phase. Dans une seconde phase, une série de palissades de bois a été érigée sur le Fort des synodes, probablement à l’Âge du fer. Le lieu devait alors être un sanctuaire. Durant les deux premiers siècles de notre ère, il est à nouveau employé comme cimetière. Enfin, dans une quatrième phase, un fort circulaire de plus de quatre-vingts mètres de diamètre y est bâti. Les fondations de deux bâtiments rectangulaires, ainsi que les objets trouvés à l’intérieur, laissent penser que ce fort a été occupé de 300 à 500 après J.-C. Les archéologues ont notamment mis au jour des objets attestant de liens et d’échanges avec la Grande-Bretagne romaine, comme un sceau et des bijoux.
Plus au nord, le Hall des banquets, ou Tech Midchuarta, est composé de deux longs talus terroyés parallèles, entrecoupés à plusieurs reprises et s’étendant sur plus de deux cents mètres. Sa forme rectangulaire a attisé l’imagination des chroniqueurs médiévaux qui en ont fait une longue salle où se tenaient les banquets et les festins organisés par les hauts rois. Ces cérémonies ont été décrites dans nombre de textes du haut Moyen Âge, ainsi que l’ordonnancement des festins en fonction du rang de chaque invité. Pour les archéologues, cette structure est en fait une voie monumentale associée à des constructions funéraires, qui pourrait dater du Néolithique. Il devait aussi être utilisé lors de cérémonies spécifiques. Il est d’ailleurs aligné sur le tumulus du Mont des otages.
Enfin, au nord-ouest de Tara se dressent trois tertres entourés d’un fossé intérieur et d’un talus. Deux sont édifiés à flanc de colline et donnent l’impression de s’être effondrés. L’un d’eux, Cloenfherta, serait, selon la légende, les ruines de la résidence du roi Lugaid mac Con qui se serait affaissée après que son occupant eut prononcé un faux jugement. Le troisième tertre, le mieux conservé, porte le nom de Rath Grainne, du nom de la femme du célèbre Finn mac Cummaill, chef des Fianna, la garde rapprochée du haut roi. Grainne se serait enfuie avec son amant Diarmait, l’un des guerriers fianna, qui sera finalement tué sous les yeux de Finn. La fuite de Grainne et Diarmait a donné lieu à l’une des plus belles histoires d’amour de la littérature médiévale irlandaise.
Tara et les premiers peuplements de l’Irlande
L’histoire de Tara est constamment présente dans la littérature archaïque irlandaise. Celle-ci a été rédigée après la christianisation du pays, devenu au haut Moyen Âge l’un des principaux foyers culturels européens, lorsque l’Irlande était considérée comme “l’île des saints et des savants”. La verte Erinn se couvre alors de monastères et, dans les scriptoria, les moines retranscrivent les textes sacrés, mais aussi un certain nombre de récits concernant l’histoire de leur pays, issus de la tradition populaire et des anciens bardes auxquels les religieux ajoutent des apports, chrétiens ou issus de la culture gréco-latine. Ces textes que l’écrivain contemporain Sean O’Faolain décrivait comme une “symbiose du rêve et de la réalité” sont évidemment d’une historicité douteuse et il faut se garder de les prendre dans un sens littéral. Néanmoins, ils représentent une source inestimable pour comprendre les structures de pensée de la société celtique antique. De ce fatras de légendes étranges et de récits héroïques et violents se dégage également une certaine poésie qui n’est pas sans émouvoir le lecteur contemporain.
Le Livre des invasions, Lebor Gabalala Erenn, rédigé sous différentes versions entre le xie et le xive siècles, décrit les premiers peuplements de l’Irlande. Celle-ci aurait été colonisée successivement par plusieurs “races” mythiques : les Parthalons, les Nemediens, les Fir Bolg, les Thuata Dé Danann puis les Milesiens. Sans accréditer le moins du monde la chronologie ou la véracité de ces récits, plusieurs historiens estiment cependant qu’ils peuvent être le lointain écho des différentes vagues de peuplement qui se sont succédé sur l’île à l’Âge du bronze et à l’Âge du fer, notamment celles des Celtes arrivés à partir du ve siècle avant notre ère.
Selon le Livre des invasions, l’histoire de Tara commence avec la troisième invasion, celle des Fir Bolg (certains spécialistes traduisent Bolg par Belges, un ensemble de tribus celtes continentales qui s’est ensuite étendu sur l’île de Bretagne et aurait pu, également, pousser jusqu’en Irlande). Ce sont eux qui auraient divisé l’île en cinq provinces et fait de Tara, capitale de la province de Midh, le siège royal de l’Irlande. Ils auraient aussi ramené à Tara la harpe des Formoires, des démons qu’ils avaient vaincus. Cette harpe, emblème de Tara, deviendra ensuite l’un des symboles de l’Irlande moderne. Selon ce texte, les Fir Bolg seront eux-mêmes défaits par les Thuata De Dannan (les gens de la déesse Dana). Après avoir rassemblé leur armée à Tara, ils sont écrasés à la première bataille de Moytura. Ils abandonnent alors Tara dont l’occupation par les Thuata de Danann consacre symboliquement leur souveraineté sur l’Irlande. Les nouveaux arrivants auraient amené quatre présents divins à Tara. Lia Fail, ou pierre de la destinée ; la lance de Lug qui assurait la victoire à qui l’avait en main ; l’épée irrésistible de Nuadu et le chaudron du Dagda qui ne désemplissait jamais.
Mais les Thuata De Danann sont asservis par les démons formoires. C’est alors que le grand dieu, Lug, apparaît à Tara. Doué de tous les talents, il fabrique un certain nombre d’équipements magiques, rassemble et galvanise les Thuata De Danann et s’en va combattre les Formoires qu’il écrase à la seconde bataille de Moytura.
Quelques générations plus tard, Tara est à nouveau au cœur d’un nouvel affrontement, entre les Thuata de Danann et les Milésiens, la dernière vague d’invasion qui serait arrivée en provenance de la péninsule ibérique. Les Thuata de Danann n’auraient pas disparu d’Irlande. Divinisés, ils se seraient retirés sous terre, dans un monde magique et invisible, dirigé par le grand dieu Dagda et accessible en quelques lieux. Cette croyance, qui a profondément marqué la psyché irlandaise, a consacré Tara comme l’une des principales entrées de ce royaume magique des Thuata.
Quant aux Milésiens, que certains spécialistes identifient aux Gaëls, la dernière vague de colonisation celte, ils vont désormais régner sur Tara à travers un certain nombre de rois mythiques, dont les généalogies sont conservées dans nombre de manuscrits médiévaux. Les fouilles archéologiques ont d’ailleurs démontré qu’au iie siècle avant J.-C., le site a été réorganisé à une période qui correspond à l’arrivée de nouvelles populations celtes. “Mon opinion, écrit Michael Slavin, est que Tara a occupé plusieurs fonctions durant la Préhistoire – elle a été un sanctuaire sacré, une résidence royale, un site fortifié et une nécropole. Les légendes ont donné des détails merveilleux et exagérés de ce qui s’est passé ici, mais il y a une part de vérité dans ce qu’elles affirmaient. Aucune recherche archéologique sur la colline n’est venue contredire ce point de vue.”
La résidence du haut roi
Cinq routes étaient supposées converger de toute l’Irlande vers Tara, même si leur existence reste hypothétique. Elles venaient des cinq provinces d’Irlande, Tara étant présentées comme le centre politique – ce qui peut être discutable historiquement – et spirituel – l’importance religieuse du site ne prêtant pas à discussion – de l’île.
Tara est en effet étroitement lié au concept de haute royauté irlandaise et à l’organisation politique de l’île avant les invasions normandes du xiie siècle. L’Irlande est partagée en cinq provinces (“ Coiced”, c’est-à-dire “cinquième”) : Midh, Ulster, Leinster, Connacht et Munster ; chacune d’entre elles étant divisée en tùatha, qu’il est possible de traduire par “canton” ou “peuple”. Chacun de ces derniers est dirigé par un roi, le ri tùaithe, lié par des liens de vassalité à un roi de province, le ri. Les quatre rois des provinces périphériques sont censés être subordonnés au ardri, le haut roi siégeant à Tara dans la province de Midh. “Le système, note Christian-J. Guyonvarc’h dans La Société celtique, qui a l’avantage d’être d’une extrême simplicité, est évidemment plus théorique que pratique parce que la soumission effective d’un roi de canton ou de province dépend d’un certain nombre de facteurs (richesse, puissance, bonne ou mauvaise volonté) qui font varier les circonstances à l’infini.”
Le concept de haute royauté est d’ailleurs mis en doute par une grande partie des spécialistes de l’Irlande, ceux-ci ne lui accordant une réalité qu’à partir du ixe siècle de notre ère. Cette notion traduirait en fait les aspirations des chroniqueurs médiévaux pour une royauté commune à l’île. Ils auraient cherché dans une histoire réinventée une justification à leurs rêves d’unification politique de l’île. Néanmoins, dès la protohistoire, les rois de Tara disposaient vraisemblablement d’un statut spécial, essentiellement symbolique, leur autorité politique et militaire sur l’Irlande restant très théorique, ne serait-ce qu’en raison de l’extrême fragmentation de cette société.
Les chroniqueurs médiévaux ont laissé de longues listes des rois de Tara, une manière pour la puissante dynastie des Ui Nèill de légitimer son emprise sur l’île dans les premiers siècles du Moyen Âge. Ces généalogies gardent le souvenir de près de cent quarante hauts rois, certaines figures se détachant à l’instar de Conaire Mor ou Cormac mac Airt. Ces récits décrivent des souverains d’essence quasiment divine, aux nombreux exploits héroïques. Ils nous apportent aussi quelques renseignements sur l’idée que se faisaient les Celtes de la royauté. Les hauts rois d’Irlande semblent ainsi avoir été soumis à un certain nombre de tabous et de règles, révélateurs du pouvoir de la classe sacerdotale sur la caste des guerriers. La société celtique est en effet tripartite, divisée entre les prêtres, les guerriers et les classes productrices.
Comme les autres souverains, le haut roi est considéré comme un intermédiaire avec les dieux et, par de bons rapports avec ceux-ci, il doit assurer la prospérité du pays. Son intronisation donnait lieu à un certain nombre de rituels, dont un mariage symbolique avec Maeve (ou Medb), la déesse de la souveraineté. Celle-ci était également associée aux notions d’ivresse sacrée et au culte de la fertilité : en buvant l’hydromel qu’elle lui présentait, en passant une nuit avec elle, le haut roi consacrait son union avec la terre sur laquelle il régnait et pour laquelle il intercédait auprès des dieux. Selon les textes mythologiques irlandais, Maeve est présentée comme la seule reine à avoir régné seule sur Tara, durant une période où aucun candidat de valeur suffisante n’avait postulé au poste de haut roi.
Maeve, l’une des formes de la déesse-mère, était particulièrement vénérée à Tara. Un vaste fort, Rath Maeve, d’un diamètre de deux cent vingt-neuf mètres, lui était consacré. Il est situé sur une colline à un kilomètre et demi au sud du Mont des Otages, sur lequel son entrée est d’ailleurs alignée. Rath Maeve est associée à la grande fête de Beltaine, une nuit de pleine lune entre le printemps et de l’été. Le haut roi mettait alors le feu à un brasier, donnant le signal pour allumer les feux de Beltaine dans toute l’Irlande. Cette cérémonie renouvelait chaque année le pacte du haut roi avec la déesse et assurait, dit-on, la prospérité de l’île.
Tara était également liée aux autres grandes fêtes celtiques : Imbolg, Lughnasa et surtout Samhain, la nuit marquant le passage à la saison froide, durant laquelle les portes de l’autre monde s’ouvraient. Tous les trois ans, trois jours avant Samhain et trois jours après se réunissait une importante assemblée des puissants d’Irlande, le Feis. Les nobles y renouvelaient leurs serments au haut roi. Sous l’égide de ce dernier, on y édictait aussi un certain nombre de lois et on tentait de résoudre les querelles et les problèmes de succession.
Tara, une colline sacrée
Ces assemblées se déroulaient sous l’autorité des prêtres, ceux-ci occupant une place prépondérante dans la société celtique antique. Le druide parlait avant le roi, auprès duquel il occupait une place de conseiller très écouté. La classe sacerdotale devait donc être très présente dans un lieu aussi sacré et symbolique que Tara. Certains historiens avancent que Tara accueillait en permanence un collège druidique, mais sans preuves tangibles.
Rien d’étonnant donc, que ce soit à Tara qu’est censé avoir eu lieu l’un des principaux épisodes de l’évangélisation de l’île par saint Patrick et sa rencontre avec le roi Loegaire (lire ArMen n°133). Pour provoquer les druides et le haut roi, Patrick aurait allumé de grands feux sur la colline de Slane, afin de célébrer Pâques qui coïncidait cette année-là avec Beltaine. Or, allumer un feu ce jour-là avant le haut roi était passible de mort. Selon l’hagiographe Muirchu, le saint évangélisateur se serait ensuite rendu à Tara, où il affronta le druide Lucat-Moel. Ce dernier tenta de l’empoisonner avant d’essayer de se confronter au saint avec une série de tours de magie. Patrick va vaincre le prêtre païen et mettre en demeure Loegaire de se convertir. Selon la légende, Patrick triompha : le haut roi, suivi d’une bonne partie de son peuple, embrassa la foi chrétienne. Douteux sur le plan historique, ce récit très hagiographique illustre cependant l’importance symbolique de Tara. Saint Patrick vient démontrer la supériorité du christianisme dans ce qui se révèle être l’un des principaux foyers de paganisme d’Irlande. En convertissant son souverain, il sait avoir franchi une étape importante sur la voie de la conversion de l’île.
Les chrétiens conserveront cependant une certaine méfiance vis-à-vis de Tara. Seul un modeste oratoire y sera construit au haut Moyen Âge, remplacé par une église à l’époque romane, elle-même reconstruite au xxe siècle. Alors que les établissements monastiques d’importance, comme Kells, célèbre pour son fameux livre, se développent dans la région, aucun monastère n’est élevé sur la colline. Trop de souvenirs liés aux anciens dieux et aux vieux rites druidiques sans doute. Désormais, le centre religieux de l’île se déplace plus au nord, à Armagh, résidence de l’archevêché d’Irlande. Il est vrai aussi que la nature de la royauté a changé avec la christianisation : désormais, le haut roi n’est plus un intercesseur entre les dieux et son peuple. Il ne dispose plus que d’un pouvoir temporel, l’autorité spirituelle passant aux mains des évêques et des prêtres chrétiens.
Quelque temps après le passage de Patrick, Tara aurait été abandonnée en raison de l’intervention d’un autre saint, Rhuadhan qui, en 565, aurait prononcé une malédiction. “Que Tara demeure désolée de toute éternité”, aurait-il proclamé en agitant sa cloche à main, l’un des attributs des moines de l’église celtique du haut Moyen Âge. Un conflit opposait l’ecclésiastique au haut roi Dairmaid Mac Cerbaill qui avait fait arrêter dans sa résidence le meurtrier d’un collecteur d’impôts qui avait demandé l’asile à Rhuadhan. Le haut roi serait d’ailleurs mort cette année-là. “L’abandon de Tara n’a pas dû se passer de manière aussi subite que l’indique l’histoire de Dairmaid et Rhuadhan, souligne Michael Slavin. En fait, le processus a dû s’inscrire sur plusieurs années comme le résultat de considérations pratiques concernant l’aspect défensif et l’éloignement de Tara du fief des Ui Néill du Nord.” En effet, depuis le début du ve siècle, une nouvelle dynastie s’est imposée en Irlande qui s’accapare pour plusieurs siècles la haute royauté : les Ui Néill, originaires du Donegal. Ils vont dominer la scène politique irlandaise jusqu’au xe siècle. À noter que, s’ils ne résident plus sur place à partir de la fin du ve siècle, les hauts rois de la dynastie Ui Néill continuent à revendiquer le titre de roi de Tara.
Tara continue d’ailleurs d’être un enjeu à la fin du haut Moyen Âge, lorsque la haute royauté devient une réalité politique et militaire afin d’unifier les Irlandais face à une grave menace : l’installation des Scandinaves sur l’île. Dès le viiie siècle, les Vikings multiplient les raids sur l’Irlande puis y fondent des colonies et les premières villes, dont Dublin. En 862, à sa mort, le haut roi Malachy Ier, est considéré comme le premier souverain de Tara contrôlant la majeure partie des provinces irlandaises. L’un de ses successeurs, le haut roi Malachy II continue d’utiliser Tara comme symbole pour asseoir son autorité. Il se pare du titre de ri Temrach (roi de Tara). Il utilise notamment un poème de l’époque, Cuan ua Lothchain, écrit par l’un des plus fameux auteurs de l’époque, Ua Lothchain, pour renforcer l’importance symbolique de Tara. Malachy II est en effet en conflit avec le roi de Munster, Brian Boru, pour la suprématie sur l’Irlande. En se référant à Tara et à ses ancêtres Ui Néill, il tente de renforcer sa légitimité et, par là, contribue à mythifier le souvenir de Tara dans l’imaginaire irlandais. C’est d’ailleurs à proximité des collines de Tara que Malachy II, allié pour la circonstance à Brian Boru, va remporter, en 980, une victoire décisive sur les Scandinaves.
Au cœur du nationalisme irlandais moderne
Après la mort de Malachy II, en 1022, la brillante dynastie des Ui Néill s’éteint. Le titre de roi de Tara va rapidement tomber en désuétude, d’autant que le Midh (devenu le comté de Meath aujourd’hui) est peu à peu incorporé au territoire contrôlé par la ville de Dublin. Pour autant, le souvenir de Tara perdure. Dans la littérature, bien entendu, mais aussi dans l’imaginaire populaire. “Malgré tout, Tara apparaît dans la littérature des xie et xiie siècles, et de manière récurrente dans les textes ultérieurs, comme un symbole de force, de noblesse et de légitimité du pouvoir”, soulignent les historiens Ebel Bhreathnach et Conor Newman dans leur ouvrage sur Tara.
Tara ne disparaît donc pas de l’histoire. C’est là que se serait tenue, durant la rébellion de 1641 contre l’Angleterre, une réunion de nobles sous l’égide de Christophe Plunkett, Earl Fingal et du seigneur de Gormanston, afin de protester contre “l’intolérance du gouvernement au château de Dublin”. C’est également durant cette insurrection que, pour la première fois, la harpe dorée cousue sur un drapeau vert est utilisée comme symbole des Irlandais révoltés.
Un siècle et demi plus tard, un nouvel épisode dans la lutte des Irlandais pour leur émancipation va survenir à Tara. À la fin du xviiie e siècle, nourri des idéaux des révolutions américaine et française, un nouveau mouvement, les United irishmen (les « Irlandais unis »), naît en 1791 à Belfast et Dublin. Il réclame une réforme parlementaire et l’émancipation des catholiques. Il réunit des personnalités de tous bords, dont le protestant Wolfe Tones qui va en devenir le leader. Londres refuse d’écouter leurs doléances et les Irlandais unis s’organisent militairement. Dans la région de Tara, ils disposent d’une solide assise. Le 23 mai 1798, l’insurrection éclate. Les unités du comté de Meath ont pour mission de stopper les renforts britanniques d’Ulster qui convergent vers Dublin. Quatre mille cinq cents Irlandais se rassemblent donc sur la colline de Tara, surplombant et contrôlant la route de Navan à Dublin. Mais, le commandant britannique, Lord Fingall, connaît la population et ordonne d’abandonner trois charrettes remplies de whiskey à proximité. Les insurgés tombent dessus et la plupart s’enivrent. Dès lors, quand la bataille commence le 25 mai en fin d’après-midi, les combattants irlandais sont, dans leur majeure partie, incapables de tenir leurs lignes. Les Britanniques sont vainqueurs, avec une trentaine de morts. Les insurgés laissent plus de quatre cents des leurs sur le terrain. Le souvenir de cette bataille est commémoré par une stèle située sur le Mont des otages, à proximité de Lia Fial.
En 1800, après l’échec de la rébellion des Irlandais unis, le Premier ministre britannique, William Pitt, fait voter l’acte d’Union de l’Irlande au Royaume-Uni, qui impose une tutelle directe de Westminster sur l’île. Avec les lois pénales, les catholiques se voient victimes de multiples discriminations, ce qui provoque une vive opposition des Irlandais. Celle-ci va s’incarner dans la figure de Daniel O’Connell. En 1843, à soixante-six
ans, il lance une vaste campagne pour abolir l’acte d’Union. Afin de favoriser une prise de conscience du peuple irlandais et d’attirer l’attention de Londres, il organise une série de grands meetings dans l’île. Le point culminant en sera celui de Tara, le 15 août 1843. Une énorme foule s’y presse, les journaux britanniques et irlandais l’évaluent entre cinq cent mille et un million de personnes, sur une île comptant à l’époque près de huit millions d’habitants. O’Connell se lance dans un vibrant discours, où il fait jouer le symbole que représente Tara : “Nous nous tenons à Tara, la place des rois, l’endroit où les monarques d’Irlande étaient élus, et où les chefs d’Irlande se sont liés entre eux par le serment solennel sur l’honneur de protéger leur terre natale contre les Danois et les étrangers. C’est de l’énergie de ce lieu qu’émanaient tout pouvoir social et toute autorité légale, par lequel la force du pays tout entier se concentrait pour la défense nationale. Sur ce lieu important, je proteste ici, face à mon pays et à mon dieu, contre la perpétuation de l’Union.”
L’action d’O’Connell échouera à court terme, mais le rassemblement de Tara demeure une des grandes dates de l’histoire du nationalisme irlandais contemporain qui devait aboutir à la fin de l’occupation britannique du sud de l’île dans les années 1920. Depuis l’indépendance, les dirigeants de la République y ont organisé maintes cérémonies, tentant ainsi de s’accaparer cet important symbole historique.
Il est peu d’exemples en Europe d’une telle permanence, celle d’un site occupé dès le Néolithique jusqu’aux premiers temps de l’ère chrétienne, conservant les noms des rois légendaires, des héros aux mille exploits et des plus magnifiques épopées de la littérature celtique ancienne. Il est rare de voir un endroit qui a ensuite conservé une telle charge symbolique, accompagnant la lutte d’un peuple pour retrouver sa souveraineté. L’attachement des Irlandais pour Tara se poursuit jusqu’à nos jours : un projet d’autoroute passant à proximité a provoqué, ces dernières années, une véritable levée de boucliers dans l’île.
Depuis 1974, le site est devenu une propriété de l’État. Aménagé et ouvert au public, il est l’une des destinations touristiques de la vallée de la Boyne. Témoin d’une histoire tumultueuse, la colline de Tara est désormais livrée aux archéologues et aux historiens, ainsi qu’aux rêveurs, aux écrivains et aux amoureux de l’Irlande qui peuvent flâner en toute quiétude au milieu des tertres et des remparts au charme toujours intact.
Bibliographie : The Book of Tara, Michael Slavin, Wolfhound Press, Dublin, 1996. Tara, Edel Bhreathnach et Conor Newman, Governement of Irland, Dublin, 1995. La Société celtique, Françoise Le Roux, Christian-J. Guyonvarc’h, Ouest-France université, Rennes, 1991. Tara, an archaeological survey, Conor Newman, Royal Irish academy, Dublin, 1997.