L’eisteddfod est la plus importante manifestation culturelle du pays de Galles. Chaque année, plus de cent cinquante mille personnes y participent pour suivre des compétitions artistiques, des cérémonies druidiques où, tout simplement, pour parler gallois. Car la finalité de cet immense rassemblement est de célébrer le gallois, la plus dynamique des langues celtiques contemporaines.
Des peuples celtes, les Gallois sont peut-être les plus méconnus à l’international. Posez une question sur les Irlandais, on vous parlera de joyeux lurons jouant du bodhran ou du violon dans un pub entouré de montagnes grandioses où coule la Guinness à flot. Interrogez sur l’Ecosse, et on vous décrira de grands gaillards en jupe, jouant de la cornemuse dans des montagnes non moins grandioses. Mais les Gallois ? Au mieux, quelqu’un évoquera des vallées minières sinistrées où s’entraînent de solides rugbymen qui battent régulièrement les équipes d’Angleterre ou de France lors du tournoi des Six nations... Mais n’espérez guère plus. Il est vrai que les Gallois n’ont sans doute pas les talents de leurs voisins, Irlandais ou Ecossais, voir même Bretons, pour exporter l’image d’une culture souriante et créative ainsi que quelques clichés parfois fort commerciaux. Cela étant, c’est injuste. Les Gallois ont aussi des montagnes magnifiques et ils savent se montrer conviviaux. Cette image un peu austère qu’on leur colle tient sans doute au protestantisme rigoureux qui a longtemps imprégné ce pays. Elle s’explique également par le fait que la culture galloise est principalement irriguée par la langue, un élément peu accessible pour un observateur extérieur.
Pour les Gallois, la langue demeure l’essentiel. Y cymraeg – le gallois – est ainsi surnommée Iaith y nefoedd (la langue des cieux). Elle est la langue celtique la plus dynamique. Un cinquième de la population la parle, beaucoup en ont des notions. Elle a ses bastions, dans les montagnes du nord ouest du pays, où elle est omniprésente. Elle possède sa chaîne de télévision, des stations de radio, une littérature dynamique, un emploi dans la vie publique et dans nombre d’entreprises… Elle est aussi fêtée lors d’une manifestation assez unique en Europe, l’Eisteddfod, un rassemblement qui change d’emplacement tous les ans et qui, sur une dizaine de jours, rassemble plus de cent cinquante mille personnes, l’équivalent d’un grand festival de musique chez nous. Sauf que là, ces cent cinquante mille personnes viennent pour une langue !
J’ai eu la chance d’assister à quelques eisteddfodau. Je ne parle pas gallois, tout juste puis-je comprendre quelques mots grâce au breton. Car, ce sont tout de même des langues sœurs, qui ont évolué différemment pendant plusieurs siècles, mais conservent un vocabulaire commun. Par exemple, pour une souris, le Gallois dira Llugoden, et le Breton Logodenn. C’est presque pareil. Il faut juste parvenir à prononcer ce maudit « Ll » gallois, ce qui n’a rien d'une sinécure. Autre exemple : pour le vin, les deux diront gwin. Mais attention aux faux amis car rouge se dit ruz en breton, tandis qu’en gallois, c’est koch qui se prononce comme kaoc’h en breton, mot désignant, comme chacun sait, une matière fécale. Donc, quand un Gallois demande du gwin koch, il ne faut pas s’offusquer. Par contre, s’il vous propose du gwin gwynn il convient de se méfier : depuis quelques années, des vignes ont été plantées dans les environs de Cardiff et produisent quelques hectolitres de « vin » blanc. Les Gallois en sont très fiers et en proposent souvent au visiteur... On peut s’en tirer en prétextant qu’on préfère les excellentes bières produites localement.
En breton comme en gallois, les nombres sont aussi très similaires. Sauf un : le 18. Je me souviens d’une partie de fléchettes épique où je faisais mon malin en comptant en breton. Ils comprenaient tout, jusqu’à ce qu’on arrive au 18. « Tri wec’h », dis-je, ce qui les fit beaucoup rire. Ils se demandaient ce qui avait bien pu piquer les Bretons à dire « trois fois six », ce qui est la traduction littérale du chiffre 18. Ils m’ont fait répéter, dans l’hilarité générale, et c’est à peine s’ils ne sont pas allés chercher les enfants pour leur faire entendre çà ! Je leur ai alors demandé qu’est-ce qu’ils disaient pour ce satané 18. « Dau naw », m’a-t-on répondu. Deux fois neuf ! Evidemment c’était beaucoup plus logique… Un bel exemple de cartésianisme celtique !
Une des grandes différences avec la Bretagne réside sans doute dans le fait qu’ici, l’establishment soutient cette langue et que, même si elle reste liée à la civilisation rurale, elle n’a jamais cessé d’être une langue de lettrés. Robin Llewellyn en est un bon exemple. Il est actuellement un des auteurs en gallois les plus reconnu et a gagné plusieurs récompenses à l’eisteddfod national, dont la médaille de littérature. Il parle d’ailleurs d’autres langues celtiques, dont le breton qu’il a appris dans le Trégor « e 1973, o tastum patatez, kostez Plouaret ». Surtout, il gère un des principaux équipements culturels du pays de Galles, le village de Portmeirion, rendu célèbre par la série Le prisonnier et construit par son grand-père, un architecte assez excentrique. « 90 % de mes employés parle gallois, m’explique-t-il avec fierté. Il est important de montrer que le tourisme peut à la fois respecter les gens qui vivent ici et contribuer à enrichir culturellement les visiteurs. Nous avons donc comme règle que tout ce qui est écrit, exposé ou proposé dans le village le soit de façon bilingue. D’ailleurs, les visiteurs étrangers apprécient beaucoup de voir du gallois, car ils viennent ici pour voir un pays différent, avec une forte identité, pas une simple région d’Angleterre. »
La sauvegarde du gallois a notamment été assurée par les différentes églises protestantes. La bible a été traduite au XVIe siècle, sur ordre d’Elisabeth I qui voyait bien que les Gallois rechignaient à aller dans les temples où les pasteurs prêchaient en anglais. Du coup, elle a involontairement permis l’émergence d’une langue galloise moderne, la traduction de la bible en langue vernaculaire étant à l’origine de bien des littératures modernes d’Europe. Ce sont ensuite les pasteurs galloisants qui, lors des tentatives d’anglicisation du pays ont sauvegardé la langue dans le peuple, grâce notamment aux ysgol sul, les « écoles du dimanche », un enseignement du catéchisme parallèle qui se faisait en gallois. Des pasteurs qui, pour beaucoup, appartenaient au courant non-conformiste, une tendance plus rigoriste que l’église anglicane. D’un côté, si ces pasteurs ont permis la survie de la langue, en bons puritains austères, ils se sont attaqués à d’autres richesses de la culture populaire. Ils ont ainsi éradiqué la musique et les danses traditionnelles du pays, considérées comme pratiques de mécréants[1]. Du coup, la chanson galloise contemporaine se résume à de l’opéra, de la variété pop un tantinet kitch qu’on entend à longueur de temps sur les ondes et, enfin, aux cantiques religieux.
Les chorales sont ici une véritable institution et rassemblent des milliers de membres. C’est lors d’un eisteddfod que j’ai eu l’occasion de vérifier la permanence de cette culture religieuse. Imaginez n’importe où, vers 2 h du matin, des centaines de personnes parfois bien éméchées comme dans tout rassemblement. Lorsque chants il y a, c’est rarement raffiné. Je dois avouer que, ce soir là, à Bala, ce ne fut guère le cas. Parmi les braillards présents, un type commença à entonner un air de cantique. En quelques instants, il était rejoint par des dizaines d’autres et – stupéfaction – ils chantaient juste et en canon. Bon, cela dura pas mal de temps et je plains quand même les riverains qui devaient essayer de dormir. Cela me prouvait que, même à une heure tardive, la langue galloise était vivante…
Mais qu’est-ce que ce fameux eisteddfod ? A l’origine, c’est d’abord un verbe : eisteddfoda qui signifie s’asseoir ensemble. On peut le rapprocher du breton « azez » (assis) et bodañ (résider, se réunir). Il en est venu à définir toute une série de manifestations qui rythment l’année galloise. Au fil des mois, de multiples eisteddfodau sont organisés par les retraités, les jeunes, les musiciens, les mineurs… En général, il s’agit de compétitions sur des thèmes précis, accompagnés de rassemblements festifs. On compte aussi trois grands eisteddfod réunissant, à l’échelle du pays de Galles, des milliers de personnes. L’eisteddfod international se tient tous les ans à Llangollen. Essentiellement musical, il a été fondé après la Seconde Guerre mondiale, pour développer les liens entre les peuples qui s’étaient affrontés durant le conflit. L’eisteddfod de l’Urdd (mouvement de la jeunesse) voit s’affronter près de dix milles jeunes dans diverses disciplines diverses : poésie, musique, arts, sports, mathématiques, etc. Les gagnants remportent une coupe, un diplôme et le droit de passer à la télévision. Mais le plus important des eisteddfodau, le national, se tient la première semaine d’août dans une ville différente du Pays de Galles et reste la grande vitrine du dynamisme culturel gallois.
Au premier abord, l’eisteddfod a un air de grande foire. Dans un vaste champ, une forêt de tentes et de chapiteaux s’élève, surplombée par le grand pavillon des cérémonies druidiques. Toutes les organismes travaillant pour le gallois, mais aussi les médias, les entreprises, les galeries d’art y ont leur stand. On y trouve ainsi une structure d’aide à l’édition – Cyngor Llyfrau Cymbraeg, l’office du livre gallois – qui ferait pâlir bien leurs homologues bretons en mal d’interlocuteur depuis quelques années et qui illustre la vitalité de la littérature galloise. « L’Eisteddfod nous permet d’exposer les nouveautés de l’année en gallois, m’explique un des responsables, Dewi Morris Jones. Près d’un millier de titres nouveaux sont édités annuellement, essentiellement des livres pour la jeunesse et des romans. Nous ne sommes pas là que pour donner des subventions, outre des aides financières, nous apportons aussi des analyses techniques aux éditeurs. »
Il est vrai que près d’un tiers des galloiphones que compte le pays s’y rendent chaque année. « Nous sommes très fermes sur l’emploi du gallois à l’intérieur de l’Eisteddfod, m’explique Dai, un journaliste. Nous voulons ménager des espaces exclusifs pour notre langue. C’est un des moyens de lutter afin de pouvoir résister au rouleau compresseur de l’anglais, qui est devenu la langue mondiale. » Sans oublier quelques argentins de passage, il subsiste en effet une communauté de quelques milliers de galloiphones arrivés en Patagonie au XIXe siècle et qui continuent d’entretenir des rapports avec la terre de leurs ancêtres.
A l’Eisteddfod, on trouve, par exemple, les représentations des principaux partis politiques du pays de Galles : travaillistes, nationalistes du Plaid Cymru, libéraux démocrates et conservateurs. On a quelques difficultés à imaginer, en Bretagne, des stands du PS et de l’UMP, avec des militants parlant breton dans une fête de la langue. Pourquoi pas des chevènementistes ou des villieristes tant qu’on y est ! Aucun parti politique n’oserait faire de déclaration contre la langue galloise, au risque de se fâcher avec 20 % de l’électorat. Ce qui n’empêche pas l’eisteddfod de servir de caisse de résonance aux revendications politiques et linguistiques, notamment de la très active Cymdeithas yr Iaith, la société de la langue galloise. Jusqu’à la fin des années 1990, il était ainsi de tradition de ravager le stand du welsh office, émanation administrative de Londres et qui gérait les affaires galloises. Une sorte de préfecture régionale, en quelque sorte… Depuis l’obtention d’une assemblée autonome en 1999 et la disparition du Welsh office, les militants gallois n’ont cependant pas désarmé, interpellant -mais de manière plus calme – les membres de l’Assemblée qui installe un vaste stand à l’eisteddfod.
Une création des romantiques
Officiellement, la première mention d’une compétition de poésie qualifiée d’eisteddfod, remonte à 1176. D’autres concours bardiques se tinrent au Moyen Age et à l’époque moderne, mais ce genre de manifestation a décliné à la fin du XVIIe. A noter que le gagnant de ces banquets se voyait offrir une chaise à la table du seigneur qui parrainait le concours. Un privilège et surtout l’assurance de pouvoir manger toute l’année qui s’écoulait… Il n’a jamais été facile d’être poète de profession ! Le principe de l’eisteddfod va être remis au goût du jour, dans les années 1790, à… Londres. Des Gallois, sans doute en mal du pays, réactualisent la récompense de la chaise qui sera désormais le prix offert aux vainqueurs des grands concours de poésie galloise. La chose aurait pu rester confidentielle si n’était entré en action un sacré personnage, quelque peu excentrique et illuminé : Iolo Morganwg. De son vrai nom Edouard Williams, ce tailleur de pierre originaire du Glamorgan fonde, en 1792, le Gorsedd (assemblée) des druides de Bretagne, toujours à Londres. On est alors en pleine expansion de la franc maçonnerie et la mode est aux sociétés plus ou moins secrètes qui se cherchent des rituels les plus antiques possibles. On est aussi au début de la celtomanie et du romantisme.
Et quoi de plus romantique que ces Celtes antiques et du haut Moyen Age ? De magnifiques perdants de l’histoire, aux récits étonnants et à la religion druidique vraiment mystérieuse puisque ses prêtres refusaient d’écrire et furent massacrés par les Romains ou convertis par l’Eglise ? Les druides n’ont donc pas laissé grand chose, c’est à dire beaucoup de place à l’imagination, une qualité dont Iolo Morganwg n’était pas dépourvu. D’autant qu’il était un solide fumeur d’opium ce qui, visiblement, n’a pas été de trop pour recréer le druidisme… Iolo avait ainsi proclamé qu’il avait retrouvé des antiques rituels retranscrits dans des vieux grimoires. En fait, il les avait inventés de toute pièce ! Puis, Morganwg eu la riche idée de les mélanger avec les cérémonies de l’eisteddfod, ce qui eu pour effet de donner un certain apparat à ce rassemblement.
Plus tard, à la fin du XIXe siècle, l’ordonnancement des cérémonies furent codifiées sous la forme qu’elles ont actuellement. Ce qui n’excluent absolument pas le recours aux techniques modernes : jeux de lumière, écrans géants, retransmissions vidéos…
Autant l’avouer, ces cérémonies druidiques sont quelque chose d’assez étonnant. Au pays de Galles, le druidisme n’est pas vraiment une affaire religieuse – on compte d’ailleurs de nombreux pasteurs, et même la reine d’Angleterre dans le gorsedd -, mais plus une affirmation culturelle et identitaire. Le tout revêt un côté ostentatoire important : jeune fille avec des couronnes de fleurs portant une trompe d’abondance –le hirlas -, druides transportant une immense épée, ovates verts et bardes bleus se réunissant dans un cercle de pierre (à chaque eisteddfod, un nouveau cromlech est érigé dans la ville choisie)… Le tout avec une profusion de pectoraux dorés, de serre-têtes et de torques assez déroutante dans une société qui a, longtemps, baigné dans un protestantisme austère. Peut-être y-a-t-il d’ailleurs un lien de cause à effet ? Le gorsedd des druides de Bretagne tient en tout cas plus de l’académie culturelle que d’une spiritualité new-age. On n’y entre pas après une illumination mystique : on peut théoriquement devenir barde avec une licence universitaire de gallois. En revanche, c’est par cooptation qu’on devient druide.
Durant l’eisteddfod, à chaque début de soirée, d’autres cérémonies se tiennent dans un immense chapiteau pouvant accueillir cinq mille personnes. Quoiqu’un peu désuet, cela ne manque pas de pompe. Le cortège des druides traverse la foule, devancé par l’archidruide portant une couronne tressée de feuilles de chêne et un imposant plastron doré aux motifs celtiques. Arrivé sur l’estrade, il appelle le jury chargé de remettre le prix du jour. Il y a trois principales récompenses remises à l’eisteddfod. La première est la couronne du meilleur barde. Elle récompense une poésie libre. La seconde est la médaille de la littérature qui sanctionne une œuvre en prose. Enfin, la troisième, et la plus prestigieuse, est la fameuse chaise – y gadair. Pour la gagner, il faut rédiger une ode – l’awell, dans un style imposé, régi par un ensemble de vingt-quatre règles le cynghanedd. Il s’agit d’une forme de poésie archaïque, remontant au Moyen Age, avec des rimes internes particulièrement complexes. On en retrouve d’ailleurs des formes voisines en breton ancien.
Le gagnant peut donc revenir avec un beau siège pour son salon… je me moque un peu, mais c’est une immense source de fierté pour un gallois que de remporter la Chaise. Comme me l’expliquait Geraint, un ami : « La poésie est quelque chose de très important chez nous. L’essence de la langue galloise favorise certaines forme de poésie et de chant, car le fait qu’elle possède sept voyelles différentes oblige le locuteur à allonger les sons, à parler et à prononcer les mots clairement. Ce qui favorise peut-être un côté déclamatoire propre à notre langue. »
Heureux peuple qui met en avant ses poètes. C’est plus sympathique que des généraux…
En dehors des cérémonies officielles parfois un peu trop formelles, l’eisteddfod est aussi un événement festif qui attire la jeunesse. Mais un peu à l’écart du site officiel, où la consommation d’alcool est prohibée et où le rock fut longtemps banni. En 1979, les organisateurs allèrent jusqu’à couper le courant pour interrompre un concert improvisé ! En fait, passé 18 h, le plus intéressant se passe dans les pubs, bondés, de la ville qui accueille l’eisteddfod. On sait aussi y pratiquer l’autodérision. J’ai le souvenir d’une parodie de cérémonie druidique. Dans une salle des fêtes enfumée, seize jeunes poètes se livraient à une satire sur leur establishment littéraire et à diverses joutes oratoires. Les spectateurs étaient hilares et – après un pastiche de la cérémonie de la chaise - le gagnant repartit avec… un tabouret. Quand une langue sert à faire de l’humour et à entretenir la convivialité, c’est qu’elle est toujours vivante.
[1] A l’exception de quelques villages du Glamorgan, connus sous le nom de Wales Black spot (le trou noir du pays de Galles…), et qui ont tout conservé : jeux de soule, musique, danses, vocabulaire argotique archaïque… On y célèbre d’ailleurs le jour de l’an, Hen Kalanna, une semaine après tout le monde, comme si le calendrier grégorien n’avait pas été introduit.