Les récentes déclarations de Jean-Marc Ayrault, actuel maire de Nantes et désormais ouvertement opposé à la réunification de la Bretagne, illustrent les rapports complexes – et complexés ! – qu’entretiennent souvent les édiles nantais avec la question bretonne. N’oublions pas qu’à diverses périodes, mais particulièrement à la fin du xixe siècle et au début du xxe, nombre de bas Bretons se sont installés à Nantes pour trouver un emploi dans les chantiers navals et les industries. Une population pauvre et laborieuse, regardée avec mépris par une bourgeoisie nantaise dont nombre des ancêtres avaient fait fortune, un siècle avant, grâce à l’odieuse traite négrière… C’est aussi sur ce rejet du « breton », entendons du « bas breton », que va se développer l’idée d’une séparation de la Loire-Inférieure du reste de la Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais quel a été le rôle de ces élites nantaises dans la partition de 1941 ?
Vichy avant Vichy
En avril 1938, c’est la fin du Front populaire. Le radical Daladier arrive au pouvoir et annonce qu’il va « remettre la France au travail ». Il annule un certain nombre de réformes du Front populaire et « resserre les boulons », ce qui passe par une reprise en main autoritaire du pays, par une volonté de centralisation accrue et un « gouvernement fort, même très fort ». Daladier gouverne d’ailleurs par décrets-lois, avec l’appui des radicaux et des modérés et contre le parti communiste, son ancien allié au sein du Front populaire.
Certains historiens parlent alors de « préfascisme » en France ou de « Vichy avant Vichy ». C’est en effet l’époque où l’ambassadeur de France en Italie, François Poncet, explique à Mussolini que « La France a besoin d’une “fascisation de la démocratie”. » Autre exemple, un des premiers décrets-lois de Daladier concerne la recherche des étrangers clandestins qui sont à l’époque essentiellement des juifs allemands ou d’Europe centrale. Rappelons que Bousquet et Papon avaient également été radicaux-socialistes avant guerre.
Avec le gouvernement Daladier, il y a une conjonction d’intérêts entre la haute bourgeoisie française, une partie du haut état-major de l’Armée française (dont Pétain, Weygand ou Darlan), qui rêve d’un fascisme militaire à la française et de nombreux hauts fonctionnaires, que le fascisme et le nazisme inspirent, avec leurs idéaux d’ordre et de centralisme. Antibolchévique, ce mouvement s’oppose frontalement au parti communiste alors en plein développement. Ultranationaliste, il s’en prend à tout ce qui constitue, selon lui, « l’anti-France », dont les militants anticolonialistes, les autonomistes et les « nationalistes régionaux », dont une partie en Bretagne s’est d’ailleurs radicalisée en réaction à cette montée du nationalisme français.
Élites financières et extrême-droite
Soucieuse de briser les espoirs sociaux nés du Front populaire et inquiète de la montée du communisme, la haute bourgeoisie française ne peut qu’être séduite par un Hitler ou un Mussolini qui ont « remis de l’ordre chez eux ». Nombre de membres de l’élite économique française vont alors basculer à l’extrême-droite. Certains soutiennent ainsi le groupe de la Cagoule. C’est l’époque où, pour ne citer qu’un exemple, Michelin et les cagoulards organisent des attentats qui coûteront la vie à des policiers. Tous ces gens sont également en relation avec des agents allemands, dont Otto Abetz qui sera, par la suite, ambassadeur d’Allemagne à Paris pendant l’occupation. Francophile, Abetz sera l’un des principaux opposants aux nationalistes bretons pendant cette période.
Or, les milieux économiques vont aussi jouer un rôle important dans les projets de réorganisation territoriale du régime de Vichy. Dès l’époque Daladier se fait jour l’idée d’une partition du territoire breton. Ainsi, en juin 1938, des régions économiques sont créées. La cinquième comprend les départements d’Indre-et-Loire, de Loire-Inférieure, du Maine-et-Loire, de Mayenne, du Morbihan, de la Sarthe et de la Vendée. Ainsi, dès avant la Seconde Guerre mondiale, des projets de démantèlement de la Bretagne historique existent déjà. Quant à une grande région ouest, englobant la Bretagne à d’autres départements limitrophes, elle a déjà des partisans dans les milieux nantais, mais aussi chez certains militants de la fédération régionaliste bretonne (FRB), dont les positions en faveur d’une région Bretagne-Armorique ne font guère l’unanimité dans l’Emsav de l’entre-deux-guerres.
Déjà l’argument économique contre la Bretagne
Le 11 juillet 1940, Pétain annonce une réorganisation territoriale et la création de gouverneurs de province. De nombreux projets sont évoqués, en témoigne l’intérêt de la presse française de l’époque. En Bretagne, mais également dans les régions de l’ouest de la France, on débat beaucoup de la question régionale et de la place de Nantes dans la future réorganisation, que ce soit bien sûr dans l’Heure bretonne, l’hebdomadaire des nationalistes bretons, mais également dans Ouest-Éclair, dans le Phare de la Loire ou dans la Revue du bas Poitou qui donne le point de vue vendéen.
En novembre 1940, le Maréchal approfondit son projet de réorganisation territoriale, en évoquant des régions regroupant « cinq à six départements » suivant des préoccupations économiques et industrielles. Il s’engage à consulter les chambres de commerce et d’industrie. Or, celle de Nantes, appuyée par une partie du conseil municipal, revendique déjà une place à part pour la cité des ducs et la création d’une province armoricaine dont elle serait la capitale. Province qui engloberait les cinq départements bretons, la Mayenne, le Maine-et-Loire et la Vendée. Le 23 décembre 1940, les membres de la chambre de commerce et d’industrie de Nantes se prononcent pour une fusion de la cinquième région économique avec le reste des départements bretons. Ils expliquent que Nantes est « la métropole incontestée de l’Ouest ».
Le 1er mars 1941, un nouveau maire est nommé par décret de l’amiral Darlan. Il s’agit de Gaëtan Rondeau, originaire de Mayenne. Il écrit régulièrement dans le Phare de la Loire sous le pseudonyme de Jean-Louis Martin. On lui doit ainsi une série d’articles, entre juillet 1940 et janvier 1941, sur la nécessité de créer une grande région « Ouest », dont Nantes serait évidemment la capitale. Il est appuyé par son premier adjoint, Abel Durand. Ce dernier est juriste, économiste, président de l’Union régionale des caisses d’assurance-maladie. En 1941, il publie Nantes dans la France de l’Ouest, préfacé par Gaëtan Rondeau, où il développe des arguments économiques pour justifier d’une grande région armoricaine dont Nantes serait naturellement la capitale.
Rennes et Nantes perdantes…
Du 6 au 20 mai 1941, une commission chargée de la réorganisation administrative se tient à Vichy. Pétain assiste aux travaux de la séance concernant l’Ouest. Il reçoit ensuite le maire de Rennes puis celui de Nantes, auxquels il n’a pas promis la même chose, semble-t-il… François Château, maire de Rennes, déclare que la province de Bretagne comprendra cinq départements, et que Rennes en sera la capitale, tandis que le Rondeau affirme que Nantes sera bien capitale de province… En décembre 1941, Pétain tranche en faveur d’une Bretagne à cinq départements, avec Rennes comme capitale, décision qui ne sera jamais appliquée. Sans doute que, comme l’écrivait le rédacteur en chef de Ouest-Éclair de l’époque, Jean des Cognets « le Maréchal, dès les premières heures de son pouvoir, promet la renaissance des provinces […] Mais interviennent alors les messieurs des ministères, des bureaux, des commissions. Ils sourient, mais tout muet qu’il soit, leur sourire s’entend : le Maréchal dit ce qu’il veut, nous faisons ce qui nous plaît. » Le 25 août 1941 a lieu une nouvelle réunion, dans laquelle la province est définie comme « un centre de coordination, d’informations et d’actions en vue de renforcer l’autorité de l’État. » On est, on le voit, loin des idées de décentralisation. Le « provincialisme » de Vichy est en fait une réorganisation des administrations en vue d’une centralisation accrue et d’un contrôle du territoire plus efficace… En août 1941, Jean-Louis Barthélémy, le ministre de l’Intérieur affirme que la France « va connaître une centralisation comme jamais il n’en est apparue à aucune époque de notre histoire ».
En fait derrière Pétain, il y a aussi le gouvernement Darlan. Dès avril 1941, ce dernier instaure la fonction de préfet de région, une création « technique » et purement administrative. La haute fonction publique et le ministère de l’Intérieur, les bastions de la tradition centralisatrice et du jacobinisme, imposent un état de fait. Et, le 30 juin, un décret crée les préfectures de régions de Rennes… et d’Angers. Cette dernière englobe la Loire-Inférieure. À la grande fureur des élites nantaises qui, en ayant joué la carte de l’Ouest, se retrouvent coupées de la Bretagne et dans une région dont elles n’obtiennent même pas la capitale. Jean-Louis Martin peut bien plaider à nouveau pour une province de l’Ouest, car, explique-t-il, « il sera plus facile au gouvernement central de contrôler dix ou douze proconsuls que vingt ou vingt-cinq », il n’est pas plus entendu. Le maire de Nantes – qui démissionne en 1942-, aura beau faire, le régime vichyste n’accordera pas le statut de capitale régionale à sa ville.
En jouant l’Ouest contre la Bretagne, Nantes s’est retrouvée perdante…