En pleine vague romantique, La Villemarqué publie le Barzaz Breiz, un recueil de chants et légendes populaires qui fait connaître la Bretagne dans toute l’Europe. Mais ce succès est terni quelques décennies plus tard par une virulente querelle sur l’authenticité du texte et qui va se poursuivre sur plus d’un siècle.
La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle ont été marqués, dans toute l’Europe, par une révolution littéraire et culturelle : le romantisme. Les écrivains s’affranchissent des contraintes de l’écriture classique et laissent libre cous à leur imagination et leurs passions. Un courant incarné en France par le Malouin Chateaubriand. Le romantisme favorise également la redécouverte des littératures orales d’Europe, notamment celles des Celtes de l’Antiquité et du Moyen Âge, dont l’archaïsme et l’étrangeté des textes fascinent nombre de lettrés de l’époque.
Le renouveau des littératures populaires
La réédition, voire la réécriture de ces textes va parfois constituer de véritables phénomènes d’édition, comme les contes des frères Grimm, en Allemagne ou les récits d’Ossian de l’écossais MacPherson. En Grande-Bretagne, l’écrivain Walter Scott puise dans les traditions populaires pour écrire des romans historiques qui, tel Ivanohé, séduisent un large public. En France, le phénomène tarde à se développer, peut-être parce comme l’estime l’ethnologue Donatien Laurent : « le fossé entre littérature écrite et parole du peuple illettré était encore quasi infranchissable en ce début de XIXe siècle, rien n’avait été encore été publié. »
C’est dans ce contexte que paraît, en 1839, le Barzaz Breiz, l’œuvre majeure de Théodore Hersart de la Villemarqué, un jeune aristocrate breton, originaire de Nizon, sur la côte sud de la Cornouaille. Pendant plusieurs années, ce dernier a collecté des légendes, des contes et des chants dans les campagnes de basse Bretagne. Il en a sélectionné les versions qui lui paraissaient les plus authentiques, puis il a traduit et retravaillé les textes pour les mettre au goût du jour. Bien qu’éditée à compte d’auteur, la première version du Barzaz Breiz rencontre un grand succès d’estime. Des comptes-rendus élogieux en sont faits dans les journaux bretons et français. Le livre est aussi recommandé par des revues étrangères.
Celtomanie et bretonisme
En 1845, La Villemarqué publie une nouvelle version revue, corrigée et surtout augmentée. Mais les nouveaux chants ajoutés semblent d’une origine plus douteuse. Ainsi, les « Vêpres des grenouilles », un des grands chants de la tradition bretonne, sont présentées comme le dialogue entre un druide et son disciple, ce qui paraît peu vraisemblable. Même s’il se démarque de la celtomanie, ce courant de pensée du début du XIXe siècle qui exaltait de manière exagérée et souvent fantaisiste le souvenir des Celtes de l’Antiquité, la Villemarqué n’est pas exempt de certains arrangements avec cette histoire.
Il est vrai que La Villemarqué est aussi l’un des figures du bretonisme, un mouvement qui se constitue au milieu du XIXe siècle et regroupe nombre d’historiens et d’érudits bretons. Ces derniers vont redécouvrir et mettre en valeur l’histoire de la Bretagne, en en exagérant parfois les spécificités. Le ton des chants du Barzaz Breiz est ainsi parfois très hostile à « l’ennemi français », comme le cycle des cinq chants en l’honneur du roi Morvan, rival malheureux de l’empereur Louis le Pieux. En exaltant l’histoire bretonne, le Barzaz Breiz s’inscrit d’ailleurs dans la lignée d’un certain nombre d’ouvrages contemporains. En 1835, par exemple, Elias Lönnrot publie le Kalevala, la grande épopée légendaire des Finlandais dont le pays est alors sous domination russe.
Notoriété et succès d’édition
Cela n’empêche pas Théodore Hersart de la Villemarqué d’être reconnu comme une autorité scientifique et de recevoir, en 1846, la légion d’honneur. Les honneurs, d’ailleurs, s’accumulent. En 1851, il est élu membre de l’Académie royale de Berlin sur proposition de Jacob Grimm. En 1858, il devient membre de l’Institut de France. Comme le souligne Donatien Laurent, « désormais en Bretagne, rien ne sera plus comme avant : grâce au Barzaz Breiz, une langue de paysans et de gueux, si longtemps méprisée et dépréciée, va subitement conquérir honneur et dignité. »
Il n’est pas qu’en Bretagne qu’on s’enthousiasme. Dans les salons parisiens aussi, à l’instar de l’écrivain Georges Sand qui déclare, en 1856 : « Une seule province de France est à la hauteur, dans la poésie, de ce que le génie des plus grands poètes et celui des nations les plus poétiques ont jamais produit, nous oserons dire qu’elle le surpasse. Nous voulons parler de la Bretagne. » En 1865, Tom Taylor réalise la première traduction complète du Barzaz Breiz en anglais, alors que plusieurs chants sont aussi traduits en allemand, suédois, polonais… En français, les rééditions se succèdent.
La querelle
Pourtant, dès les années 1860, nombre d’auteurs et d’érudits s’interrogent sur l’authenticité du travail de la Villemarqué. Les folkloristes bretons s’étonnent de ne pas retrouver dans leurs collectes certains chants recueillis par la Villemarquée. Certains le soupçonnent d’avoir inventé tout ou partie des textes, comme l’avait fait l’écossais MacPherson au XVIIIe siècle. La querelle éclate en 1867, à Saint-Brieuc qui accueille le Congrès celtique international, un rassemblement d’érudits et de savants. Plusieurs d’entre eux interpellent la Villemarquée qui se refuse à répondre aux attaques portées contre lui et à présenter ses cahiers de collecte qui auraient apporté les preuves de sa bonne foi. Le coup est d’autant plus rude pour l’auteur du Barzaz Breiz que certains de ses anciens disciples font partie de la cabale, dont François-Marie Luzel.
La querelle va agiter les milieux d’érudits bretons pendant plusieurs décennies. En 1960, encore, François Gourvil soutient ainsi une thèse où il affirme que le Barzaz Breiz est un faux. Il faudra en fait attendre les années 1970 et les travaux de Donatien Laurent pour mettre en évidence l’authenticité d’une grande partie des textes après la redécouverte des cahiers de collectage de la Villemarqué chez l’un de ses descendants. « Imprudence, crédulité, manque de sens critique, incapacité à résister aux prestigieux mirages de son imagination, telles furent les fautes de jeunesse qu’il acceptait volontiers de reconnaître », estime cependant Donatien Laurent. D’autres écrivains, comme Morvan Lebesque, ont souligné l’ampleur du travail de la Villemarquée. « La fraude qu’ils lui reprochent à un nom, elle s’appelle l’art sans quoi il n’y aurait pas d’affirmation culturelle […] La grandeur du Barzaz, c’est d’avoir un auteur. »
Reste qu’avec le Barzaz Breiz, pour la première fois à l’époque moderne, un ouvrage breton a obtenu une audience internationale. Grâce à ce livre, la Bretagne a passionné et touché des milliers de lecteurs dans le monde. Considérée comme mineure, « provinciale », la culture bretonne prouvait ainsi qu’elle avait une portée universelle. Plus d’un siècle et demi plus tard, il est à espérer que cette culture populaire et vivante continue d’être la matrice d’où sortiront d’autres chefs d’œuvres.